Actualités - OPINION
Tribune Mais où est donc passée la classe moyenne ?
Par FAKHR Joe A., le 12 janvier 1999 à 00h00
Avant la guerre, la classe moyenne faisait du Liban l’un des rares pays de la région où les écarts et la répartition des revenus commençaient progressivement à s’équilibrer à l’instar des pays industrialisés. Les revenus du capital avaient graduellement diminué relativement à ceux du travail et la politique sociale, devenue plus active et protectrice, avait fait apparaître une classe intermédiaire de nantis. Cette classe moyenne ne se montrait ni désespérée ni trop riche d’espérances. Elle acceptait l’ensemble en ne protestant que sur le détail, et pouvait être querelleuse mais non révolutionnaire. Si l’État doit se préoccuper de la croissance, se soucier du progrès technique, combattre l’inflation, il doit surtout rester à l’écoute des revendications et du bien-être collectif de ses citoyens en pratiquant entre autres une politique de revenu à caractère social et en adoptant un système de fiscalité redistributive. On irait jusqu’à proposer que le plan directeur socio-économique de l’État porte comme titre «Comment augmenter le bonheur national brut» pour le plus grand nombre de citoyens. La formule pourrait remplacer à chaque fois la notion abstraite de produit national brut, afin que les Princes se souviennent toujours qu’ils ont à faire au destin, d’hommes et de femmes et non à des concepts économiques seulement. Qu’en est-il du bonheur national brut depuis la fin de la guerre jusqu’à aujourd’hui? Une loi fut votée (maintenant supprimée) pour «casser» la revendication, c’était une façon un peu primitive de régler les problèmes sociaux. Mais oublions la politique pour parler chiffres! Une étude entreprise en 1997 dans le cadre de l’Administration centrale de la statistique sur les conditions de vie des ménages libanais situe le revenu mensuel moyen jugé nécessaire à LL 1 730 000 (environ USD 1 100). Il s’avère que plus de 75% des ménages libanais n’atteignent pas ce seuil minimum, et que pour survivre, 30% sont obligés de s’endetter, 5% puisent sur leur épargne et 51% dépensent tout leur revenu. Le plus inquiétant reste la variation du revenu moyen d’une région à l’autre avec des écarts allant du simple au double. Au Liban-Nord, 50% de la population a un revenu inférieur à LL 145 000 par tête et par mois et le bas de l’échelle des revenus tombe à LL 96 000 par tête et par mois. La moyenne générale n’atteint que LL 328 000 par mois et par tête. La moitié de la population libanaise, soit environ 2 millions d’individus, a un revenu inférieur à LL 202 000 (environ USD 134) par tête et par mois. Cette même étude met en évidence un sous-développement structurel qui atteint à plus d’un niveau la vie quotidienne des Libanais. Saviez-vous par exemple que: — sur le plan de la santé publique, il existe encore 58% de Libanais sans aucune couverture d’assurance médicale; plus de 60% des ménages du Liban-Sud, Liban-Nord et Mont-Liban ont déclaré ne pas avoir les moyens de traiter le problème médical d’un des membres de leur famille, par incapacité financière. Pour 34% des ménages, il n’existe pas de dispensaire à proximité de leur lieu d’habitation et ce taux s’élève à 45% dans la Békaa. — sur le plan de l’emploi, le taux de chômage avoué atteint environ 10% avec une population active totale de 1 360 000 individus. En fait, 31% seulement de la population totale a effectivement un emploi. — sur le plan de l’éducation, l’analphabétisme atteint 11,6% en recul, mais reste élevé chez les femmes, avec 16%. Si la catégorie qui sait lire et écrire est plus importante qu’auparavant, il n’y a en revanche que 14% d’universitaires parmi l’ensemble de la population âgée de plus de 29 ans. Indice inquiétant pour l’avenir du progrès technique, l’ordinateur n’est présent que dans 6,8% des ménages. — sur le plan des servies publics, la moitié des logements soit 58,5% ne sont pas reliés à un réseau d’égouts. Alors que moins de 35% des ménages possèdent un téléphone, il apparaît que 37,10% des ménages encore souffrent de manque d’eau et 52,50% sont dans l’incapacité d’acheter un véhicule. Les transports en commun restent un problème pour plus de 52,80% des ménages toutes classes de revenus confondues. Après ce tableau schématique mais combien révélateur, on comprend que les exclus de la prospérité ne ressentent aucun enthousiasme particulier pour un aéroport grandiose et ultramoderne (on parle d’une ardoise d’un milliard de dollars), une cité sportive flamboyante ou un sérail digne de Versailles, ayant englouti des centaines de millions de dollars sans juste mesure et sans ordre de priorités. Leur sort est d’autant plus misérable que leur dénuement côtoie l’aisance souvent tapageuse de la minorité des nantis de notre beau pays. Georges Corm, le nouveau ministre des Finances, disait à juste titre dans un de ses multiples écrits : «Mais penser le bien collectif, c’est aussi penser l’État. Or celui-ci est aujourd’hui l’objet de trop de passions philosophiques, il est tiraillé de partout, dépecé, asservi financièrement, il n’est même plus un lieu symbolique à partir duquel une réflexion d’économie critique peut se développer». Certes le défi à relever est immense, car pour établir une politique de croissance sans oublier l’indicateur d’inégalité sociale, juguler l’inflations en donnant une place à l’indicateur écologique, enfin rehausser le niveau de vie des démunis sans appauvrir les riches, il faudra toujours surmonter «les féodalités de la modernité économique». La question à poser est de savoir quelle politique économique nous voulons vraiment: une économie avec une minorité de puissants, une économie de loisirs ou de consommation, ou une économie de solidarité? La réponse déterminera notre politique de revenus dans ce qu’elle est, non pas une fin en soi mais une phase d’approche sociale. Notre politique de revenus doit améliorer la répartition du bien-être sans ambiguïté, pour dépasser la lutte possible et dangereuse entre groupes et catégories. Elle doit avoir comme objectif de gommer l’affrontement par le dialogue et l’envie par l’espoir. C’est peu et c’est déjà beaucoup, sinon le Liban capitaliste «aveugle» ne pourra continuer à «rêver» à l’aube de l’an 2000. Repenser notre notion de «bonheur national brut», c’est comprendre que pour nous refaire une vraie santé économique l’État a besoin en priorité de reconstituer notre classe moyenne.
Avant la guerre, la classe moyenne faisait du Liban l’un des rares pays de la région où les écarts et la répartition des revenus commençaient progressivement à s’équilibrer à l’instar des pays industrialisés. Les revenus du capital avaient graduellement diminué relativement à ceux du travail et la politique sociale, devenue plus active et protectrice, avait fait apparaître une classe intermédiaire de nantis. Cette classe moyenne ne se montrait ni désespérée ni trop riche d’espérances. Elle acceptait l’ensemble en ne protestant que sur le détail, et pouvait être querelleuse mais non révolutionnaire. Si l’État doit se préoccuper de la croissance, se soucier du progrès technique, combattre l’inflation, il doit surtout rester à l’écoute des revendications et du bien-être collectif de ses citoyens en...
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