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Culture - Disparition

Joe Kesrouani : la musique pour horloge et la lumière pour adoucir le monde

Photographe, peintre, DJ venu de l’architecture, Joe Kesrouani fut un des piliers de la génération de créatifs de l’après-guerre. Ce tendre solitaire était aussi, à sa manière, un grand grégaire qui interrogeait le monde à travers ses multiples talents.

Joe Kesrouani : la musique pour horloge et la lumière pour adoucir le monde

Doux géant dans la montagne. Photo DR

À l’épaule gauche de l’hôtel Albergo, dans une impasse éclairée de loupiotes en guirlandes comme pour une fête de village, se nichait son appartement et premier atelier de photo, au dernier étage d’un immeuble des années 1930 à bout de souffle. Là, dans une pénombre laissée à elle-même, s’éparpillait le contenu visible de son cœur-cerveau. Cet organe singulier, dont il enregistrait les effets visibles sans vraiment en maîtriser le mécanisme, remplissait facilement ses deux mètres de doux géant. Contre les murs, entre les fauteuils bas, les trépieds et les réflecteurs, des toiles en cours, des photos de paysages ou de personnages échappés de son panthéon secret.

De Joe Kesrouani, ceux qui l’ont connu retiendront la propension au silence, la bonté et tout à coup l’humour et ce sourire de mandarin qui éclairait ses yeux avant ses lèvres. Il traversait le monde comme une photographie de lui-même, un instant à la fois, présence et souvenir, la tête dans les nuages, littéralement. La musique était sa seule horloge. Elle encadrait son espace et son temps. Son goût éclectique le portait vers des artistes marginaux qu’il n’hésitait pas à glisser dans ses sets de DJ, curieux des réactions du public derrière ses platines du Zinc ou de Centrale quand s’élevaient les accents poignants d’Antony and the Johnsons’ sur Hope There’s Someone ou la soul de Lou Bond sur To The Establishment.

Joe Kesrouani tel qu'en lui-même. Photo DR


« Il voyait des choses… »

C’était à la fin des années 1990 qui avaient ramené à Beyrouth, pleins d’espoir et de projets, un grand nombre de talents chassés par la guerre de 15 ans. Une petite communauté s’était constituée sur l’amitié et l’entraide, chaque artiste faisant la courte échelle à un autre. Né en 1968, Joe Kesrouani avait étudié l’architecture à l’École de Paris-La Villette avant de se tourner vers la photographie et les arts visuels, disciplines qu’il a explorées en autodidacte dès l’âge de 14 ans. Il photographiait des projets d’architectes et se consacrait par périodes au portrait et au paysage. La photographie était son rempart contre la brutalité du monde. Elle lui permettait de choisir sa réalité.

« Il voyait des choses », confie son amie Sandy Zavzavadjian, directrice de l’identité visuelle d’al-Serkal Avenue, centre d’art de Dubaï. « Il voyait les choses sous un angle inédit », témoigne son amie l’entrepreneure et activiste Asma Andraos qui l’a accompagné durant sa dernière année. Elle raconte aussi la vaste culture de Kesrouani qui « vous enrichissait tous les jours en partageant des musiques, des films et des photos ». « Ce qui comptait surtout, pour lui, c’était la lumière, le grain, le travail. Il était obsédé par la lumière dont il avait la science du bon moment. Il aimait l’architecture, les lignes de force, l’équilibre des masses, les belles femmes, les corps, son travail était graphique », ajoute-t-elle. « J’ai rencontré Joe Kesrouani à l’âge de 23 ans, au tout début de mon parcours. Il a été le premier à me montrer ce qu’est réellement la photographie de mode – brute, intentionnelle, poétique. Il a signé mon tout premier photoshoot publié dans Aïshti Magazine dans une série de 2007 célébrant l’élan post-guerre à Beyrouth. Ce moment a été fondateur pour moi. Joe était un esprit visionnaire, avec une approche profondément inspirante de la photographie – capable de capturer tant d’expressions et d’émotions en un seul portrait. Il a marqué le début de ma carrière et restera à jamais l’un de mes collaborateurs les plus précieux. Repose en lumière, Joe », écrit pour sa part la créatrice Lara Khoury. L’homme d’affaires Tony Salamé, fondateur de la chaîne de magasins de luxe Aïshti s’est dit « très attristé par sa mort ». « Un grand talent, une personne adorable. Il va nous manquer », a-t-il ajouté.

Les silos de Beyrouth après le 4 août 2020. Photo Joe Kesrouani


DJ au Zinc, sous le portrait géant de Dizzie Gillespie peint par lui-même

Plus tard, Joe Kesrouani s’installe à Baabdate, loin de la capitale. Guerres et crises l’ont épuisé. Le désenchantement général le pousse sans doute à chercher son miel ailleurs et malgré tout. Ses amis le perdent un peu de vue. « Il avait ses phases », conviennent-ils. Joe Kesrouani choisit de s’isoler. « Un oiseau », dit le galeriste Saleh Barakat de cet insaisissable. « Un poisson parfois. Son domaine n’avait pas de limites. C’était un peintre de grand talent. Dans ses toiles, on décelait toujours quelque chose de sombre malgré les couleurs. Comme le jazz qu’il aimait, qui est une musique amère avec une ironie joyeuse. Il disait être soutenu par un mécène qui lui épargnait la corvée des expositions et des vernissages. Ne supportant ni les foules, ni les négociations, ni l’argent, il avait choisi de rester en dehors du système. Il préférait voyager, arpenter les villes, saisir quelque chose de leur âme. » « Il fallait se battre avec lui pour acheter une photo », confirme Asma Andraos. Pour Sandy Zavzavadjian, « il a été le meilleur DJ du Zinc ».

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Gentil, attentionné, authentique, déconneur, il ne dansait pas mais adorait faire danser son public sous le célèbre portrait géant de Dizzie Gillespie qu’il avait peint lui-même ». Celle qui a connu Joe Kesrouani à l’époque où il lançait sa marque de bière, 961, avec Mazen Hajjar, se souvient avec bonheur des portraits qu’il prenait de sa « bande » à l’occasion des séances de tasting. « C’est un des photographes qui a su le mieux capturer les gens dans toute leur beauté. Il me donnait la confiance d’être moi-même sans me soucier de mon apparence. Même bizarres, ses portraits étaient très beaux », dit-elle, ajoutant que l’envie de peindre lui prenait comme une pulsion. « Je peins, je sens que c’est très fort », confiait-il alors avec ses gros roulements de « r » à celle qu’il appelait affectueusement « Sandouche ». En retour, elle le faisait rire, elle qui aime le théâtre, en lui envoyant des notes vocales de personnages qu’elle inventait. Ce « très fort » avait souvent la dimension de la tragédie, comme ses dessins Steam-punk qui déconstruisaient les corps pour construire des dystopies, comme ces multiples photographies et toiles qu’il avait réalisées au lendemain du 4-Août, centrées sur les silos du port, son phare à lui, moderniste comme l’esthétique de son enfance, rassurant comme une corne d’abondance dans un pays qui a connu la famine.

« Un grand rebelle, un irrévérencieux » souligne Asma Andraos qui admire sa liberté d’artiste. « Une âme magnifique, une comète à part », ajoute Saleh Barakat. « Un pur. Il a choisi la vie d’artiste et il l’a vécue », dit son ami l’architecte Paul Kaloustian qui voyait aussi en lui un enfant. « Il n’aimait rien tant que jouer avec ma chienne et mes deux filles, 14 et 10 ans. Il avait leur âge, leur parlait d’art, discutait avec elles de leurs dessins. Nous organisions de petites boums impromptues. Il va leur manquer », ajoute-t-il.

Portaits de Sandy Zavzavadjian, de l’architecte Bernard Khoury et de la céramiste Tala Hajjar par l’objectif de Joe Kesrouani


Heureux ceux dont l’objectif de Kesrouani a tracé le portrait

En janvier 2024, il est diagnostiqué du cancer du pancréas qui l’a emporté le 17 mai dernier. La suite, malgré son hypocondrie notoire, il l’avait vécue dans un certain déni, poursuivant son travail, un projet de photos architecturales, en dépit de la fatigue. Ses photos de paysages, qu’il fallait regarder avec leur vide, ce ciel sans cesse interrogé, parfois aspiré pour mieux remplir la terre, exsudaient un silence compact. Comme si le grain de la lumière buvait aussi le bruit, enveloppant les étendues sauvages non pas dans le « juste après » qui reste sur le cliché, mais dans une sorte de « juste avant » préfigurant d’autres possibles dans une paix tangible. Ses photos des silos de Beyrouth après l’explosion évoquent des haillons. Les filins de métal déchiquetés sont des trames textiles, de vieux pansements, des écorchures. Heureux ceux dont l’objectif de Kesrouani a tracé le portrait : ils savent, dans ces violents contrastes de fusain, qui ils sont et à quoi ressemble leur âme. La lumière, chez Kesrouani, avait besoin de déchirer des ombres puissantes. À l’étroit dans son grand corps, il s’en est désormais évadé.

À l’épaule gauche de l’hôtel Albergo, dans une impasse éclairée de loupiotes en guirlandes comme pour une fête de village, se nichait son appartement et premier atelier de photo, au dernier étage d’un immeuble des années 1930 à bout de souffle. Là, dans une pénombre laissée à elle-même, s’éparpillait le contenu visible de son cœur-cerveau. Cet organe singulier, dont il enregistrait les effets visibles sans vraiment en maîtriser le mécanisme, remplissait facilement ses deux mètres de doux géant. Contre les murs, entre les fauteuils bas, les trépieds et les réflecteurs, des toiles en cours, des photos de paysages ou de personnages échappés de son panthéon secret.De Joe Kesrouani, ceux qui l’ont connu retiendront la propension au silence, la bonté et tout à coup l’humour et ce sourire de mandarin qui...
commentaires (2)

Un mec adorable, talentueux, doué, bon; bref un libanais qui nous rend fiers. pourquoi j'ai l'impression qu'il n'ya que les salauds qui ne meurent jamais dans ce pays ?!

Jad Khoury

22 h 01, le 20 mai 2025

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Commentaires (2)

  • Un mec adorable, talentueux, doué, bon; bref un libanais qui nous rend fiers. pourquoi j'ai l'impression qu'il n'ya que les salauds qui ne meurent jamais dans ce pays ?!

    Jad Khoury

    22 h 01, le 20 mai 2025

  • Merci, quel bel hommage, quelle plume !

    le francophile

    19 h 45, le 20 mai 2025

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