Roy Dib et Rodrigue Sleiman dans « Ordalie » de Chrystèle Khodr. Photo Marie Clauzade
Avec Ghasaq (titre français Ordalie), pièce qu’elle a écrite et mise en scène, Chrystèle Khodr plonge dans les entrailles d’une génération marquée au fer rouge par les années 1980 : celle qui a vu le jour, grandi et tenté de se construire à l’ombre de la guerre civile libanaise. Une guerre officiellement terminée, une paix signée sur papier, des chefs de milice reconvertis en politiciens cravatés, mais un cordon ombilical – celui-là même qui aurait dû être tranché à la naissance – est resté suspendu, distillant dans les corps et les esprits son poison : divisions, deuils, violence, virilisme… autant de séquelles que cette génération pensait avoir laissées derrière elle.
Chrystèle Khodr, elle, remonte ce fil tendu. Non pour céder à une nostalgie adolescente ou faire œuvre d’historienne, mais pour comprendre un présent fragmenté, anxieux, broyé, qui tente pourtant de résister à la corruption, à l’occupation, au patriarcat. « Tout nous pousse à abandonner, à mourir », dit le comédien Tarek Yaacoub sur scène. Mais ils ont survécu. Ont-ils vraiment survécu ? « Est-ce qu’on peut dire qu’on est vivants ? » interroge Élie Najem dans un moment suspendu. Une question qui resurgit à chaque explosion, chaque guerre miniature, chaque grondement.
Sur scène, quatre acteurs – Rodrigue Sleiman, Élie Najem, Roy Dib et Tarek Yaacoub – incarnent leur propre rôle, dans la pénombre d’un plateau minimaliste signé Nadim Deaibès. Ce n’est pas l’obscurité du tombeau, mais celle du crépuscule : celle d’une vérité qui peine à se dire, d’un passé non digéré. La guerre est finie, mais elle suinte encore dans les gestes, les silences, les corps.
Au début, le jeu semble ralenti, presque vidé. Puis, dans une montée dramatique tirée des Prétendants à la couronne d’Henrik Ibsen – pièce écrite au sujet de la guerre civile norvégienne –, les acteurs revêtent l’habit de rois et de traîtres, de dominants et de contestataires. Le théâtre devient alors un champ de bataille symbolique où se rejouent les obsessions de pouvoir, de virilité, de conquête. Comme le Liban, contraint à l’austérité sous couvert de reconstruction, la scène se fait sobre, dénudée, tendue.
« J’avais besoin d’un moment de silence pour penser, faire le deuil, me confronter sans coups ni fracas », confie Chrystèle Khodr. Le silence ici n’est pas creux : il est résistance. Et les mots d’Ibsen, relus à l’aune de l’histoire libanaise, résonnent puissamment. Le roi Håkon, mandaté par Dieu pour régner au nom du peuple, y affronte Skule, chef de guerre manipulateur qui invoque la religion pour mieux diviser. Une transposition troublante d’un pays comme le Liban, fracturé par les ambitions confessionnelles.

Mais Ghasaq ne se contente pas de raconter la guerre : la pièce interroge ses retombées. Que reste-t-il de l’homme façonné par la violence ? Comment se redéfinit-il dans un pays sans justice, face aux ruines de ses illusions ? À travers ces quatre figures masculines, Chrystèle Khodr dessine un contre-modèle : des hommes fragiles, lucides, ouverts, capables d’aimer, de pleurer, de remettre en cause les dogmes virils inculqués dans leurs foyers ou leurs écoles.
Ce sont ces hommes-là que Ghasaq donne à voir : des artistes hantés par l’héritage des armes, mais debout, désireux d’en finir avec la reproduction du même. Ils ne dominent pas, ne parlent pas plus fort que les autres. Ils écoutent. Ils doutent. Ils s’effondrent parfois. Et c’est dans cette humanité nue que le théâtre devient espace de réparation.
Chrystèle Khodr, lauréate en 2019 de la bourse Ibsen – qui récompense les projets critiques s’inspirant de l’œuvre du dramaturge norvégien –, ne signe pas là sa première plongée dans les traumatismes des années 1980. Depuis Laalla wa aasa, Un titre provisoire ou encore Bayt Byout, elle tisse un théâtre de la mémoire, nourri de récits, d’enquêtes, de chansons populaires, de feuilletons mexicains ou de dessins animés qui forment le sous-texte affectif d’une génération.
Dans Ghasaq, le public chante avec les acteurs les génériques de Belle et Sébastien ou de Tu es mon destin. Un geste simple, presque enfantin, mais qui tisse une toile émotionnelle collective.
L’action débute le 1er septembre 2020, jour du centenaire du Grand Liban, alors qu’Emmanuel Macron débarque à Beyrouth, un mois après l’explosion au port. Elle s’achève sur les mots du général Gouraud, venu cent ans plus tôt sceller les fondations confessionnelles de l’État libanais. Une boucle qui, un siècle plus tard, n’a toujours pas été rompue.
Chrystèle Khodr, elle, continue de s’y attaquer. À mains nues, avec la seule arme du théâtre.
=DANS NOS GRANDS CIMETIERES, -SANS STELES NI FLAMBEAUX. -LES VICTIMES DES GUERRES, -PLEURENT DANS LEURS TOMBEAUX. =DANS LE COIN D,UNE PIERRE, -DES ABORDS SEPULCRAUX, -POUSSE UNE PRIMEVERE, -QU,ARROSE LES SANGLOTS. =O FLEUR DE LA SURVIE, -ES-TU DE CETTE VIE, -LA REINCARNATION ? =JE SUIS DE VOS SANS VIE, -L,AME QUI VOUS SUPPLIE-EXIGEANT VOTRE UNION. =FLEUR DE LA PROVIDENCE, -J,EVOQUE L,ESPERANCE, -ET LA RESURRECTION.
12 h 23, le 14 mai 2025