
La statue des Martyrs, sur la place éponyme, à Beyrouth, en octobre 2023 Photo Mohammad Yassine
Comment transmettre les leçons d’un conflit à une génération qui ne l’a pas vécu lorsque, faute de consensus politique, aucun manuel scolaire n’évoque ces quinze ans où le destin d’un pays à basculé ? Comment en décortiquer ses multiples ressorts, facettes et conséquences si le croisement des regards académiques n’est, un demi-siècle après ce funeste 13 avril, toujours pas en capacité de combler les trous de mémoire ? Et quand bien même ces conditions se trouveraient réunies, cela suffirait-il pour en exorciser les démons ? Voire réconcilier les récits et bâtir une identité nationale ? Disséquant depuis des décennies les archives et faits qui ont caractérisé ce conflit et transmettant ce savoir à travers ses enseignements – à la Lebanese American University et l’Université américaine de Beyrouth – et ouvrages de référence, dont A History of Modern Lebanon (2007) et Damm al-Akhawayn (2017), l'historien Fawwaz Traboulsi livre son regard sur les enjeux de cette autre bataille.
Cinquante ans après le déclenchement de la guerre du Liban, l’histoire du conflit reste absente des manuels scolaires. Parmi les multiples raisons évoquées, on entend souvent l’idée que les historiens eux-mêmes ne seraient « pas d’accord » entre eux sur le point de vue à adopter et perpétueraient, sur ce conflit, une logique de « guerre sur l’histoire » ( Kamal Salibi). D’autres, reprenant le sophisme selon lequel « L’histoire est écrite par les vainqueurs » (Brasillach), attribuent cet état de fait à l’absence de véritable vainqueur dans ce conflit. Qu’en pensez-vous ?
Pour commencer, je ne connais pas un pays au monde où les historiens « sont d'accord » entre eux. S'agissant de l’histoire de ce conflit, le problème ne vient pas tant de la diversité de points de vue, au contraire, mais plutôt du fait que depuis une trentaine d’années, il n’y a eu au Liban qu’un nombre très restreints d’historiens qui ont travaillé et enseigné sur ce sujet. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de production sur ce conflit – à travers des articles, des colloques ou des chapitres d’ouvrages consacrés à l’ensemble de l'histoire du Liban –, mais compte tenu du sujet et du temps écoulé, cela reste assez pauvre.
Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité de la guerre civile : on compte également peu d’ouvrages sur l’histoire du Liban prise dans son ensemble. On peut certes trouver de nombreux travaux formidables sur la Phénicie, l'Empire romain ou la période islamique, mais il y a encore de nombreuses zones d’ombres sur certains évènements charnières qui se situent entre ces périodes. Mais aussi et c’est le plus surprenant, sur cette période cruciale pour le Liban comme pour l’ensemble du Moyen-Orient qu’est le XIXe siècle. Or comment comprendre et penser l’histoire de ces pays qui se sont formés au lendemain de la Première Guerre mondiale si l’on ne se penche pas sur les évènements, les protagonistes et les conditions socio-économiques qui ont précédé cette formation ? C'est une vraie pierre d’achoppement…
Pour en revenir à l’histoire de la guerre civile, je suis assez d’accord avec l’idée que l’absence de vrais vainqueurs dans ce conflit complique les choses. Mais, là encore, l’essentiel ne me semble pas être là : malgré cette absence de vainqueurs, il y a quand même une version officielle de la guerre qui s’est imposée depuis les accords de Taëf, et rend la tâche d’historiciser ce conflit encore plus difficile. Cette version officielle a plusieurs dimensions. Elle commence par reprendre l’idée de la « guerre pour les autres » de Ghassan Tuéni, en la déformant et en imposant l’idée que la guerre du Liban est avant tout « la guerre des autres ». Et ces « autres », ce sont justement ceux qui n’étaient pas parties prenantes à Taëf : les Palestiniens, bien sûr – dont la Constitution de la Deuxième République réfute explicitement l'implantation (« Tawtin ») au Liban –, mais aussi les Israéliens et les Syriens qui ont tous deux occupés le pays. Un récit s’est donc imposé avec l’idée qu’il y avait un âge d’or au Liban qui a été brutalement interrompu par un conflit où des Libanais se sont battus entre eux pour servir des agendas étrangers… C’est aussi et surtout cela qui n’a pas permis de penser correctement la guerre civile sur un plan historique, et cela me semble bien plus important que la question du manuel scolaire…
Dans quelle mesure ce récit dominant a-t-il entravé la production historique locale sur le sujet ?
Le travail d’historien consiste avant tout à identifier les protagonistes et leurs motivations, les périodes qui séquencent l’événement et les causes (sociales, politiques, économiques…) profondes de cet événement.
S’agissant des protagonistes, même s’il y a évidemment des réalités objectives pour appuyer cette idée de « guerre des autres », cette dernière ignore et dévalorise ce pour quoi des centaines de milliers de Libanais se sont mobilisés. Si l’on se limite aux deux grands camps qui se sont affrontés au début du conflit – le Mouvement national derrière Kamal Joumblatt et le Front libanais réunissant essentiellement la droite chrétienne –, ils ont pris les armes pour des raisons qui leur sont propres. Les premiers pour changer les bases d’un régime confessionnel établi essentiellement au profit de la domination politique et économique chrétienne ; les seconds pour le préserver. C’est avant tout cela une guerre : deux camps ou plus qui essaient d'imposer leur volonté à l'autre par les armes.
Et si, effectivement, les « autres » se sont imposés comme des parties prenantes, il faut comprendre pourquoi, en se posant les bonnes questions. Par exemple : qui a « invité » ces « autres » ? La réponse va dépendre des acteurs et de la période concernée. La présence des commandos palestiniens, qui a été entérinée avec une connivence d’une très grande partie de la classe politique locale (lors des accords du Caire de 1969) a ensuite entraîné, à partir de 1971-1972, une réaction violente. Cette première phase de la guerre finit par l'entrée de l'armée syrienne en 1976, à la demande du Front libanais qui risquait alors d’être défait.
Or en étudiant plus de 200 documents officiels américains (dont je publierai les extraits dans un prochain ouvrage), l’on se rend compte que ce sont les États-Unis, via le secrétaire d'État, Henry Kissinger, et l'émissaire du président Ford, Dean Brown, qui ont organisé l'intervention syrienne militaire au Liban pour contrôler la puissance de l’OLP. C’est d’ailleurs ce qui explique en particulier que l'armée israélienne ne soit pas intervenue à ce moment-là – tout en commençant à fournir (à partir de mars 1976) un soutien logistique aux Phalangistes sous l’égide des mêmes protagonistes.
Ensuite, l’intervention directe d’Israël va ouvrir la troisième période de la guerre caractérisée notamment par l’émergence d’une résistance contre cette occupation (et qui est encore au cœur des problématiques que l’on connaît aujourd’hui) et le dépérissement de l’État au profit de ce que j'ai appelé l'économie politique des milices : c'est le moment où le pays est divisé en une dizaine de cantons avec leurs petits ports, etc. Et où les chefs de ces milices exploitent leur propres coreligionnaires…
Bref il y a des protagonistes libanais qui ont invité ce qu'on appelle les « autres » et c’est loin d’être un détail, parce que ça rythme l'histoire de la guerre et on est très loin des mythes qui ont façonné la perception de ces différentes interventions extérieures…
Il en va de même en ce qui concerne les racines profondes du conflit…
Bien sûr, et là encore la démarche de l’historien, c’est de retourner en arrière, d’identifier ces facteurs dans le temps long, et de se poser les bonnes questions, même si on n'a pas toujours de bonnes réponses…
Par exemple : y avait-il vraiment un « âge d’or » avant la guerre civile, comme le prétend le récit dominant ? Pour y répondre on peut se baser sur deux étapes très importantes lors de la décennie qui a précédé. La première, c'est l'expérience chéhabiste (1958-1964) de construction d’un État moderne pour résoudre une partie des problèmes posés par la question confessionnelle à travers la réforme administrative et territoriale et la promotion de l'égalité et la justice sociale. Or cette entreprise commence à être démantelée dès la fin du mandat de Fouad Chéhab, posant les bases du dépérissement de l’État. La deuxième, c'est l’échec des multiples mouvements sociaux (ouvriers, étudiants, agraires ou de la classe moyenne) qui ont tenté de remettre en cause les différents aspects de la domination politique et économique qu’ils subissaient respectivement. Face à cette large mobilisation, comme le rappelle fort justement Kamal Salibi, toutes les composantes de la bourgeoisie ont refusé toute possibilité de réforme – qu’il s’agisse des monopoles entravant le secteur productif, des restes de féodalisme subsistant dans les campagnes, les inégalités profondes de classes, la représentation politique d’une classe moyenne poussée par l’immigration, etc. Même si je fait partie de ceux qui considèrent que la cassure la plus grande du tissu social reste d’ordre confessionnel, il fallait à mon sens que soient réunies toutes ces dimensions de frustration sociale dans une société fracturée pour alimenter ce genre de conflit. Et c’est sur ce terreau que s'est introduit le facteur palestinien.
Qui a « invité » ces « autres » ?
Du coup, est-ce qu’on aurait pu éviter la guerre civile si l'œuvre de Chéhab avait été menée à terme et si les multiples revendications de l’époque avaient été entendues ? On peut se poser la question, et, au vu de ce que je viens de décrire, j’ai tendance à répondre par l’affirmative.
Une fois ces questions posées – en distinguant les causes, les protagonistes et leurs évolutions à travers les évènements –, on peut tirer des leçons du conflit. Pour ma part, j’en vois trois principales : d’abord, dans une guerre civile, tout le monde est perdant ; ensuite, les intervenants extérieurs sont ceux qui bénéficient du conflit aux dépens de ceux qui les ont invités ; enfin, la question posée par le confessionnalisme ne se résout pas par le politique mais par la croissance économique et par la justice sociale.
Revenons un instant sur l’absence d’enseignement de cette histoire à l’école. Au sortir de la guerre, l’accord de Taëf confiait pourtant aux pouvoirs publics la charge de réviser les curricula et d'œuvrer à « l’unification du livre scolaire dans les matières d’histoire et d’éducation nationale ». Quelle logique animait ses rédacteurs et pourquoi, 35 ans après la fin du conflit, cette réforme n’a jamais vu le jour ?
Cette volonté part de l’idée que pour unifier les Libanais il faut, d’une part, des mythes fondateurs et, d’autre part, il faut créer, écrire, produire une histoire commune pour mettre fin à cette « guerre sur l’histoire » que Kamal Salibi évoque en conclusion de son ouvrage de référence (A House of Many Mansions : The History of Lebanon Reconsidered, 1988).
Le premier gouvernement Hariri va ainsi lancer ce processus en mettant en place un comité de six experts nommés en fonction d’un critère de représentativité confessionnelle et censé définir les principes de la réforme. Il échouera cinq ans plus tard, lorsque le nouveau ministre de l’Éducation du troisième gouvernement Hariri, Abdel Rahim Mrad, décide de tout arrêter suite à une polémique sur le fait que la conquête arabe avait été assimilée aux autres occupations étrangères. D'autres tentatives auront lieu par la suite mais échoueront pour des raisons similaires.
Mais c’est l’ensemble de l’idée de départ qui me paraît vouée à l’échec. D’abord, historiciser la guerre ne signifie pas construire une seule histoire de cette guerre. Et si un jour, il doit y avoir un manuel scolaire, cela suppose qu’il y ait au préalable une tradition d'historiographie, davantage d'historiens qui fabriquent de l'histoire et qu'ensuite, un manuel vienne rassembler ces connaissances. Mais ça ne peut pas être imposé par le haut, par une commission... Par ailleurs, au Liban on a essayé plusieurs mythes fondateurs – les « minorités associées », la « république marchande » –, et même si ces mythes reposent sur certaines réalités, aucun n’a véritablement permis de remplir ce rôle unificateur. On ne fait pas de l'histoire pour unifier un peuple ou pour faire taire des « identités meurtrières » (Amin Maalouf). Pour l'historien, ce sont des hommes qui tuent, pas « les identités » en soi...
Faute de manuel, c’est surtout la société civile qui semble s’être emparée de ce sujet, avec la multiplication de colloques, rencontres et travaux mémoriels. L’impératif devoir de mémoire a-t-il pris le pas sur le désir de comprendre l’histoire ? Et n’occulte-t-il pas par ailleurs « la nécessité de l’oubli » évoquée par Renan ?
C’est très important et cela suppose de commencer par rappeler une différence fondamentale entre les deux termes : la mémoire fige ; alors, que l'histoire, comme le dit Marc Bloch, raconte les hommes dans le temps, dans la durée.
Ensuite, tout comme il ne peut y avoir une seule histoire imposée par le haut, une mémoire collective ne se fabrique pas : il y a des mémoires collectives qui se propagent, s'accumulent, et peuvent devenir dans le temps des petites mythologies qui restent dans les esprits. Parfois elles demeurent antagonistes, je pense par exemple aux récits sur la grande famine de 1915-1918 qui constituent un traumatisme majeur à propos duquel chaque camps retient (et déforme) une partie de l’histoire : pour les uns c'était une politique de l’Empire ottoman afin d’affamer les chrétiens ; pour les autres, c'était dû au blocus naval imposé par les Anglais et les Français contre les Ottomans… Et parfois ces petites mythologies s’imposent au-delà des clivages, comme le fait que la guerre a commencé le 13 avril avec l’affaire du bus de Aïn el-Remmané, en faisant abstraction du fait qu’il y a eu des accrochages qui ont pris 5 ou 6 mois pour véritablement devenir une guerre avec des fronts, et qu’une bonne partie du pays était déjà engagée dans des activités militaires. Ce bus est devenu une icône commune…
Une mémoire collective ne se fabrique pas
Par ailleurs, toute mémoire est sélective : on se rappelle de quelque chose et l’on oublie autre chose… Vous évoquez à juste titre Renan, mais je pense aussi à ce très beau texte de Mahmoud Darwish sur l'expérience palestinienne au Liban (Une mémoire pour l'oubli, 1987) et qui évoque à mes yeux les deux dimensions du problème : l'obligation de mémoire et la nécessité de l'oubli. Mais, au Liban, on a abordé le problème différemment en s’inspirant notamment de l’entreprise de « vérité et réconciliation » de l’Afrique du Sud post-apartheid… Or les contextes n’ont absolument rien à voir sur le plan historique ! Qui faut-il juger ici ? Les trois générations de Libanais qui ont participé directement au combat et aux différentes tueries ? Les chefs militaires qui sont responsables de la guerre ? Ceux qui n'ont pas pu l’empêcher ? Bien sûr qu’il faut de la justice et un dialogue, mais ce dialogue ne changera rien au fait que si l’on ne connaît pas les causes d'une guerre, si l’on continue de se fier aux mythes, on se retrouve, plus de trente ans après la fin du conflit, au stade de ne toujours pas pouvoir en tirer les leçons…
Mais attention : poser ces questions, et remettre en cause cette logique ne veut pas dire cautionner celle de « l’amnistie-amnésie » qui a été imposée par les milices arrivées au pouvoir à la fin de la guerre. Cette dernière reposant notamment sur une logique monstrueuse distinguant les crimes contre les dizaines de milliers de morts civils, pour lesquels prévaut l’amnistie ; et les assassinats de dignitaires politiques ou religieux qui, eux, mériteraient d’être poursuivis…
D’autant que tout ce travail mémoriel entrepris par la société civile a quand même permis de mettre en lumière des enjeux volontairement délaissés par le pouvoir, comme la question des disparus…
Voilà la véritable plaie ouverte qui reste de la guerre... Et même si je suis très attaché sentimentalement à cette question, même si je soutiens le travail formidable accompli depuis 1982 par des personnes et des militants qui n’ont cessé de se battre vaillamment pour exiger le droit à la vérité sur cette tragédie humaine –, je dis simplement qu'établir la vérité sur les disparus ce n’est pas le faire sur la guerre. Les disparus sont une plaie ouverte, mais ils ne résument pas la guerre.
Si une guerre civile devait éclater demain au Liban ce serait pour bien d’autres raisons…
De même, s’appuyer sur la question des disparus pour dire qu’en quelque sorte la guerre existe toujours au Liban n’a pas de sens. La guerre s’est conclue en 1990 autour d’un nouveau contrat social forgé par l’alliance des seigneurs de guerre et des marchands qui gouvernent depuis 30 ans et qui a commencé à être ébranlé avec le soulèvement populaire d’octobre 2019. Et ce que l’on vit encore aujourd'hui, ce sont les effets de la guerre qui n'ont plus rien à voir avec les circonstances de la guerre. On peut dénoncer ce contrat social, en trouver un autre, mais cela commence par en comprendre les ressorts. Et c’est justement parce que j’ai étudié ce qui a provoqué la guerre du Liban que je peux dire que si une guerre civile devait éclater demain au Liban ce serait pour bien d’autres raisons…
Alors que la Syrie tente, à son tour, de tourner la page du régime Assad et du conflit qui l’a déchiré lors de la décennie écoulée, ce processus de transition constitue-t-il, aussi, une opportunité de croiser les regards respectifs des historiens des deux pays sur le conflit libanais ?
Bien sûr, même si l'historiographie syrienne connaît encore beaucoup plus de difficultés que celle que nous venons d’évoquer à propos du Liban, ne serait-ce qu’en raison de la censure imposée par cinquante ans de dictature. Et il y a déjà un travail énorme à faire pour caractériser ce régime et cerner l'effet qu'il a eu sur la société, la culture, les structures familiales… Mais naturellement, compte tenu de l’importance qu’à eu l’intervention syrienne dans la guerre du Liban, et de la violence politique et sociale de l’occupation qui l’ont suivie – et constitue l’un des principaux facteurs du ressentiment envers les travailleurs et réfugiés vivant ici –, c’est un chantier capital.
beaucoup de lecons a tirer de cette analyse, une seule conclusion -deplorable, malheureuse & deprimante- a en tirer: NOUS N'AVONS RIEN APPRIS, PIRE NOUS TENONS TOUJOURS A NOTRE MEME DADA, CELUI DE L'APPARTENANCE A L'ETRANGER PLUTOT QU'A NOTRE PAYS.
14 h 16, le 12 avril 2025