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Culture - 50 ans de la guerre civile au liban

Guerre civile : la pièce de Ziad Rahbani qui avait tout prédit (et que le Liban s’obstine à rejouer)

« Film Amerki Tawil » (1980), chef-d’œuvre absurde de Rahbani, transforme la guerre libanaise en farce tragique – et reste, quarante ans après, le constat accablant d’un pays piégé dans l’attente.

Guerre civile : la pièce de Ziad Rahbani qui avait tout prédit (et que le Liban s’obstine à rejouer)

Une scène de la pièce « Film Amerki Tawil » présentée en 1980 au théâtre Piccadilly de Beyrouth. Photo archives « L'OLJ »/Montage Jaimee Lee Haddad

Beyrouth, 1980. Alors que le Liban s’enlise dans la guerre civile, un spectacle surgit sur la scène théâtrale comme un électrochoc : Film Amerki Tawil, une œuvre tranchante de Ziad Rahbani. Entre tragédie absurde et comédie politique, cette pièce demeure, plus de quarante ans plus tard, l’une des dissections les plus fines de l’âme libanaise. Et son écho, loin de s’éteindre, continue de résonner dans le chaos contemporain.

Le titre lui-même, Film Amerki Tawil, est une ironie cinglante. Il évoque un film d’action hollywoodien, alors que l’on assiste à une fresque de la paralysie libanaise. Rahbani détourne l’imaginaire héroïque pour révéler la petitesse bureaucratique, l’absurde administratif, la vacuité des élites.

Pour Marianne Noujaime, professeure associée en études théâtrales à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, le titre constitue en soi une clé de lecture : « L’attribution du “grand complot” de la guerre aux États-Unis – mais aussi aux puissances internationales, régionales et aux hommes de pouvoir considérés comme des abstractions équivalentes au destin – déresponsabilise la société libanaise et nie ses problèmes inhérents. »

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Elle souligne aussi la portée satirique de cette appellation : « Le titre ironique est catalyseur de distanciation, d’autant plus qu’il remplace, à un moment de la pièce, les paroles d’une chanson interprétée à la manière d’Oum Kalthoum, montrant ainsi la complaisance pour ce genre de discours déculpabilisant et victimisant, repris comme une litanie à chaque résurgence de la guerre et du débat autour de ses causes et conséquences. »

Dans une salle d’attente hors du temps, les personnages tournent en rond. C’est un échantillon de la société libanaise : fonctionnaires, intellectuels, journalistes, psychiatres. Tous figés dans une attente sans objet.

« Excusez-moi, est-ce que je peux savoir pourquoi j’attends ? »

« Parce que tout le monde attend. »

La boucle est installée. Le pays tourne en rond, et le théâtre en fait la chronique absurde.

Le rire comme forme de résistance

Le théâtre de Ziad Rahbani ne relève pas du simple divertissement. Il s’inscrit dans une tradition beckettienne où l’absurde devient langage politique. Rahbani lui-même en donne la clé :

« Vous voulez que je vous parle de la guerre ? Eh bien je vous la joue en farce. »

Un rire féroce, d’une lucidité tranchante.

Marianne Noujaime l’analyse ainsi : « Le comique, à la manière de l’absurde et de la folie, résulte d’une incongruité, de l’inadéquation entre le réel et la représentation “rationnelle” que nous lui attribuons. » Elle poursuit : « Les “cas psychiques” incarnés par les patients — comme le confessionalisme (Mahmoudet kellon), les phobies sociales, le conspirationisme, la volonté d’annihiler l’autre par la violence, les traumas de la guerre — sont d’abord présentés comme des écarts ridicules par rapport à la norme. Mais à mesure que la pièce avance, la soi-disant norme sociopolitique se révèle tout aussi déviante, et surtout, sa violence coercitive est mise à jour. 

Dans cette lecture, l’irrationalité des patients devient une forme paradoxale de lucidité : « Le rire cesse alors d’être punitif, normatif, pour devenir dénonciateur. La fin de la pièce manifeste un humour noir qui, loin d’être un refuge, perturbe le spectateur à travers le mélange du rire et de la peur. »


Le comique, chez Rahbani, n’est pas un soulagement : c’est une arme. Il se moque des slogans, des compromis, des héros fatigués.

« Tout est sous contrôle, sauf ce qui ne l’est pas. »

Le rire devient un éclat de vérité dans le vacarme politique.

Une psychiatrie nationale

L’un des fils rouges de la pièce est l’entretien entre un patient et un psychiatre. Mais ici, la thérapie vire au cauchemar.

« Jouée en 1980, la pièce offre rapidement une vision fine et prémonitoire, aussi bien des dynamiques qui ont enclenché la guerre que de celles qui se sont imposées depuis l’après-guerre. Si les maladies des patients incarnent les moteurs ou symptômes — collectifs ou individuels — de la guerre, le psy représente quant à lui la « mémoire manipulée, empêchée » et “l’oubli commandé” (Ricœur) qui prévaudront après l’amnistie », explique Marianne Noujaim. « Ces mécanismes sont imposés par la caste politique et intériorisés par la société à la fin de la guerre civile. Toute velléité de discuter des causes et conséquences de la guerre est réprimée, tandis que les pulsions de guerre — violence, communautarisme, individualisme, impunité — deviennent la norme. Toute tentative de rébellion est dès lors taxée de folie », enchaîne-t-elle. 

Le psy, chez Rahbani, devient à la fois témoin et bourreau. Il incarne une rationalité occidentale appliquée à une société fracturée. Les patients, eux, composent le portrait d’un Liban schizophrène : nostalgique, violent, perdu.

« Quand avez-vous ressenti ce malaise pour la première fois ? »

« Le 13 avril 1975. »

« Ah, comme tout le monde. Vous pensez être spécial ? »

La folie, ici, n’est pas une pathologie individuelle. Elle est collective, institutionnelle, nationale.

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Aujourd’hui encore, la pièce est réécoutée, rediffusée, mimée sur TikTok. Film Amerki Tawil reste d’actualité : le Liban d’aujourd’hui ressemble encore trop à celui de Rahbani. Même absurde, même cruel, même sublime dans sa détresse.

« Tu veux changer le système ? Commence par changer la chaise sur laquelle tu es assis. »

« Et après ? »

« Rien. Tu resteras assis. Mais au moins, ce sera une autre chaise. »

Film Amerki Tawil n’est pas un simple pastiche de cinéma. C’est une fresque dense, cruellement drôle, tragiquement précise. La chanson phare de la pièce, Raj’aa bi izn Allah, interprétée par Joseph Sakr, en résume toute l’ambiguïté. On pense d’abord au retour d’un être cher, d’un exilé, d’un soldat. Mais dans le contexte de la pièce, ce retour n’est jamais neutre.

Est-ce le retour du calme ou celui de la mitraille ? Celui du combattant ou de la vengeance ? Dans le chaos libanais des années 1980, même les trêves semblent n’être que des silences entre deux rafales.

Rahbani joue avec cette ambiguïté, pousse l’espoir jusqu’au grotesque :

« Raj’aa bi izn Allah... ou peut-être en octobre. »

Et le sarcasme devient cri désespéré d’autonomie :

« La bala izn Allah, rah nrouh » — Sans la permission de Dieu, on y va quand même.

Beyrouth, 1980. Alors que le Liban s’enlise dans la guerre civile, un spectacle surgit sur la scène théâtrale comme un électrochoc : Film Amerki Tawil, une œuvre tranchante de Ziad Rahbani. Entre tragédie absurde et comédie politique, cette pièce demeure, plus de quarante ans plus tard, l’une des dissections les plus fines de l’âme libanaise. Et son écho, loin de s’éteindre, continue de résonner dans le chaos contemporain.Le titre lui-même, Film Amerki Tawil, est une ironie cinglante. Il évoque un film d’action hollywoodien, alors que l’on assiste à une fresque de la paralysie libanaise. Rahbani détourne l’imaginaire héroïque pour révéler la petitesse bureaucratique, l’absurde administratif, la vacuité des élites.Pour Marianne Noujaime, professeure associée en études théâtrales à l’Université...
commentaires (2)

"L’un des fils rouges de la pièce est l’entretien entre un patient et un psychiatre". Et quel patient! Rachid, joué par Ziad lui-même, est un pur chef-d'œuvre de folie. Pendant plus de vingt minutes, le dialogue "de fous" se poursuit entre lui et le psychiatre(joué par feu Pierre Jamajian) sans que l'un des protagonistes puisse comprendre ce que veut l'autre! Et le dialogue se termine par une crise de folie furieuse de Rachid qui veut imposer un couvre-feu, sinon il rentrera dans les maisons pour "piétiner" les gens! Inégalable!

Georges MELKI

13 h 03, le 14 avril 2025

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Commentaires (2)

  • "L’un des fils rouges de la pièce est l’entretien entre un patient et un psychiatre". Et quel patient! Rachid, joué par Ziad lui-même, est un pur chef-d'œuvre de folie. Pendant plus de vingt minutes, le dialogue "de fous" se poursuit entre lui et le psychiatre(joué par feu Pierre Jamajian) sans que l'un des protagonistes puisse comprendre ce que veut l'autre! Et le dialogue se termine par une crise de folie furieuse de Rachid qui veut imposer un couvre-feu, sinon il rentrera dans les maisons pour "piétiner" les gens! Inégalable!

    Georges MELKI

    13 h 03, le 14 avril 2025

  • Tellement ! Iconique !

    Noha Baz

    21 h 01, le 09 avril 2025

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