
Un dessin de Beyrouth vue du ciel par Léna Merhej. Avec l’aimable autorisation de l'artiste
« On dit qu’il existe à Beyrouth un génie qui est l’esprit même de la ville. Personne ne l’a rencontré face à face, il est comme un souffle qu’on sent sur la nuque. » Dans la bande dessinée liminaire de sa trilogie Génie de Beyrouth, rue de la Fortune de Dieu » (Dargaud, 2025), Sélim Nassib adopte la posture du conteur, qui plante le décor d’une ville cosmopolite et multiculturelle, où les habitants sont engagés dans une « danse impossible des contraires » qui a pour corollaire une légendaire « agilité d’esprit ». Le fil narratif de l’ouvrage s’articule autour de feue la rue Rizkallah (fortune de Dieu), où cohabitent le coiffeur arménien Issa, le teinturier repasseur chiite Fayçal, le couple d’épiciers sunnite, qui a son pendant avec un couple d’épiciers maronites, mais aussi des Russes blancs, une famille juive, sans oublier Jeanine, qui passe son temps à se faire bronzer sur son balcon. Dans des teintes pastel et rêveuses, Léna Merhej dessine les contours d’une architecture soignée, à la fois réaliste, familière et stylisée.

D’une voix posée, le romancier explique que ce projet est parti d’un texte qu’il a écrit pour une performance il y a quatre ans, présentée notamment à l’Institut des cultures d’islam. « Cette histoire a été mise en musique, je racontais le Beyrouth d’avant-guerre et le basculement de la guerre, en suivant le quotidien d’une rue, qui était la mienne. J’ai pensé en faire une bande dessinée en raison de l’oralité du texte », précise Sélim Nassib.
C’est par l’intermédiaire de Sahhig Arzoumanian que les futurs collaborateurs artistiques se sont rencontrés. « À partir du texte original de Sélim, je l’ai travaillé pour en faire un scénario. En même temps, il ajoutait les dialogues, et on a travaillé comme ça pendant un an », raconte Léna Merhej avec entrain. « J’apprécie la précision du travail de Sélim, mais aussi sa générosité et son ouverture. J’ai découvert un autre Beyrouth, les détails d’une autre vie. J’ai aimé reconstituer cette rue, avec tous ces gens. C’est une démarche particulière de dessiner l’imagination ou les souvenirs de quelqu’un, c’est aussi un privilège », ajoute-t-elle vivement. « Léna a aussi manipulé le texte, elle a eu un tas d’idées. Elle m’a demandé des photos de l’époque, je lui ai procuré des clichés de l’hôtel Alcazar, du Phoenicia, mais aussi des photos familiales : son travail est très documenté », indique Nassib. «Avec les différentes recherches menées, j’ai fait des collages pour essayer d’être fidèle à la façon dont les immeubles sont assemblés par exemple. J’ai reçu une éducation américaine, et j'ai l’habitude travailler autour des personnages, qui sont au centre de l’histoire. Cette fois, l’album est construit autour des immeubles, de la rue, et puis il y a Beyrouth, qui était intacte et qui éclate», constate l’artiste.
Cette plongée dans le passé a plu à la dessinatrice. « J’ai découvert le quartier de Aïn el-Mreisseh, ses boîtes de nuit, et puis tous ces gens qui se mélangent. La rue Rizkallah est pleine de vie, et très variée, avec un potentiel pour beaucoup d’autres histoires. Aujourd’hui, la population est très homogène dans les différents quartiers de Beyrouth », déplore-t-elle.

« Et puis soudain la guerre arrive… »
« Les personnages sont inspirés de ceux de ma jeunesse dans le quartier, j’ai arrangé l’histoire de façon à ce que la chronique de la rue soit un peu mythique. Et puis soudain la guerre arrive, pas à pas, au début ça a l’air d’être une blague, les fusils sont en bois. Les trois garçons au cœur de l’histoire vont à des entraînements , on croit qu’ils font du sport, et puis ça devient plus grave… » explique Sélim Nassib qui a toujours la voix qui se dérobe un peu en évoquant l’évolution tragique de son quartier. La densité du texte, sa douceur et sa poésie sont sous-tendues par des teintes douces, claires et harmonieuses, qui contrastent avec la violence imminente. « J’ai souhaité que mes images parlent au public d’aujourd’hui. Le sujet est lourd, et puis la guerre est presque devenue l’identité du Liban, je voulais du nouveau. Le récit de Sélim a une dimension intime, tout en étant très complet, j’ai voulu aller dans le même sens », explique l’autrice de Laban et confiture (Alifbata, 2018).
Si le récit revêt une dimension autobiographique, ce n’est pas l’horizon d’attente que Sélim Nassib met en avant. « Je n’ai pas voulu que cet aspect apparaisse dès le début. On entre dans l’histoire par la rue avec tous ses habitants cosmopolites. Les héros qui prennent le plus de place, ce sont les trois garçons qui s’engagent dans une milice et qui sont les agents du changement dans la rue. Mon histoire est sur le côté, ce n’est qu’à la fin du livre qu’il y a comme l’apparition d’un personnage qui revient, et on réalise que l’auteur est très impliqué dans cette histoire », souligne l’auteur.
Pour ceux qui souhaiteraient retrouver la rue éponyme, c’est peine perdue. « Elle n’existe plus du tout, la dernière fois que je suis allé au Liban, je suis passé près du Starco, que ma rue longeait du côté de la mer, et c’est là que j’ai réalisé qu’elle avait disparu », raconte celui qui a quitté Beyrouth dans les années 70 pour faire ses études en France. Entre 75 et 85, travaillant pour différents journaux, notamment Libératon, il se rend régulièrement au Liban, autour duquel il n’a jamais cessé d’écrire.

« Raconter les histoires de tous ces gens, c’est comme les recoudre tous ensemble »
Ce qui est flagrant à la lecture de La rue de Fortune de Dieu, ce sont les nombreux personnages venus à Beyrouth pour y trouver refuge. « Le paradoxe est le suivant, c’est un pays composé de minorités, protégées par des montagnes imprenables. Elles s’y sentaient en sécurité, et elles étaient traumatisées et se méfiaient les unes des autres. Toute leur historie a été de s'entre-déchirer et soudain de s’unir, parce que c’est la condition pour survivre. Mais ça casse régulièrement, 1860, 1958, 1975… » analyse l’écrivain. « Et c’est ce qui s’est passé très récemment, les Libanais se disent que la seule solution est de s’entendre à nouveau. Ce mouvement de va-et-vient entre se méfier des autres et la nécessité de s’unir, c’est le destin de ce pays », ajoute-t-il.
Si la famille d’Alice et de Nathan n’est pas présentée comme différente des autres dans le quartier, c’est en raison de cette spécificité libanaise. « Le pays s’est construit sur une association de communautés, on en a trouvé 18, dont la communauté juive. Elle avait donc un statut officiel, équivalent, au moins sur le papier, aux autres. Je me souviens qu’au nouvel an juif, il y avait un représentant du ministère de l’Intérieur qui venait à la grande synagogue pour y présenter ses vœux », se remémore Nassib. « D’ailleurs les juifs libanais ont regardé avec beaucoup de méfiance l’apparition du sionisme. Ils ont vu que ça allait jeter un doute sur leur loyauté. Après la défaite arabe de 1948, plusieurs régimes ont eu tendance à se retourner contre leurs populations juives, ce qui fait qu’elles sont venues se réfugier au Liban, mais cela s’est détérioré après 1967 », précise-t-il

La fougue du romancier quand il dépeint le pays de sa jeunesse est communicative. « Même si cela fait des années que je suis en France, je suis toujours resté celui qui vient d’ailleurs, du Liban. Autant la classe politique et sa corruption ont complètement figé le pays, autant je trouve qu’il reste dans la société civile une vitalité extraordinaire. Je crois que le fait d’être toujours confronté à des influences diverses et contradictoires rend l’esprit agile. Alors que dans une société homogène, tous pareils, tous musulmans, tous chrétiens, suivant des informations et des influences culturelles analogues, ça rend con ! » lance-t-il vivement. « Certes, au Liban, c’est moins mélangé qu’avant, c’est plus méfiant, mais l’esprit reste, le génie de Beyrouth n’est pas mort », appuie-t-il. « Il me semble que notre bande dessinée est très actuelle, au Liban, tous les 15 ans on vit la même chose. Quand je vois les jeunes de mon quartier qui sont désœuvrés, et qui fréquentent les bureaux des différents partis et qui s’organisent, je me dis que cette BD peut vraiment parler aux jeunes, pour comprendre les mécanismes de division entre les gens. Et puis raconter les histoires de tous ces gens, c’est comme les recoudre tous ensemble. Quand je dessine cette famille qui fuit en voiture avec toutes ses affaires, c’est très familier. Cela me rappelle ma jeunesse, que j’ai aimée, même si c’était la guerre ! » ajoute Léna Merhej. « Je viens d’une famille très mélangée, culturellement et religieusement, chacun a ses opinions politiques . Ce qui est important, c’est d’essayer de comprendre l’autre sans vouloir changer ses convictions », insiste celle qui travaille actuellement avec l’université de Nice sur un livre documentaire et artistique sur les migrants aux portes de l’Europe.
La rue de la Fortune de Dieu, c’est un peu la basse continue de l’identité libanaise, et elle a déjà séduit de nombreux lecteurs, qui attendent les prochains tomes.
Sélim Nassib, bio-express : Né à Beyrouth en 1946, Sélim Nassib vit en France depuis le début des années 1970. Journaliste, il a travaillé pour différents journaux européens (Libération, Le Monde diplomatique, El Pais, Tageszeitung...), couvrant en particulier la guerre du Liban. Écrivain, il a fait publier des nouvelles, des récits et des romans dont l'action se déroule souvent au Proche-Orient : L'homme assis, Fou de Beyrouth, Oum, Clandestin (éditions Balland), Un amant en Palestine (Robert Laffont), Un soir à Beyrouth (Thierry Magnier), L'insoumise de Gaza (Calmann-Lévy) et L'histoire de M (Le Seuil). Son dernier roman, Le tumulte (L'Olivier) a reçu le prix France-Liban 2023. Le génie de Beyrouth est, avec Léna Merhej, la première BD qu'il signe.
Léna Merhej, bio express : Elle a écrit et illustré plus de trente-cinq albums en arabe, et fait partie de l'équipe fondatrice du collectif BD, Samandal. Léna Merhej a enseigné l'illustration et l'animation dans les universités américaines à Beyrouth. Après des études en design et graphisme, elle a complété sa thèse en design et technologie à Parsons School of Design à NY en 2002, et son doctorat sur la narration de la guerre dans la bande dessinée libanaise en 2015, soutenue à l'université Jacobs en Allemagne. Elle a fondé et dirigé le Centre de l'histoire à Beyrouth, un lieu de formations et d'ateliers en narration visuelle. Après s'être installée en 2018 à Marseille où elle a donné des ateliers dans les écoles et avec des associations comme Rhizome, Des Livres Comme des Idées et Ancrage, elle vit aujourd'hui au Liban, son pays d'origine.
Immense Merci à l'auteur qui décrit le magnifique univers de la rue de mon Grand-Père Georges Bey Rizkallah et qui m'a été décrite, comme dans le livre, par feu ma mère Eliana - merveilleux souvenirs du Beyrouth d'antan - Fouad N. Trad
20 h 59, le 13 mars 2025