
Les valises se trouvent au cœur de la danse dans « Tearing Me Apart », de Nada Kano. Photo DR
Ils hésitent, semblent se débattre, lutter contre la gravité avant de s’échouer sur le rivage, la tête en bas, les jambes en haut, tendus vers le ciel, suspendus à l’envers comme tant de vies libanaises en suspens...
Les danseurs de la Beirut Dance Company, et notamment Daniel Moussa et Maria Zgheib, donnent toute leur puissance à Tearing Me Apart, la chorégraphie de Nada Kano à l’affiche du théâtre al-Madina les 6 et 7 mars, qui épouse leur vécu et dont la flamme brûle d’autant plus du fait de la collaboration avec des danseurs de l’Opéra de Paris, une première au Liban et au Moyen-Orient.
Élément terre, la première pièce de ce spectacle, avait été finaliste, en quatrième place, aux Jeux de la francophonie de 2009, pour lesquels elle avait été créée pour représenter le Liban. Comme elle traite de l’éternelle question du départ et de l’exil, des choix cornéliens que ceux-ci supposent, et que le sujet s’est trouvé à nouveau d’une féroce actualité, la chorégraphe a voulu la reprendre – avec d’autres danseurs – parce que « seize ans plus tard, nous sommes toujours au même endroit, on n’a plus rien à dire, on redit les mêmes choses ». Avec brio ceci dit, l’admirable chorégraphie et l’interprétation de l’adieu symbolique au « paradis perdu » des jeunes Libanais sur une musique composée par Charbel Haber – qui rappelle, d’une certaine façon, des rafales de mitraillettes – sont déchirantes d’émotion. Après l’hésitation, les protagonistes enfilent leurs manteaux et se rendent à la seule issue possible, dans une poignante gestuelle. Les valises envahissent la scène, les danseurs les entraînent dans la danse pour mieux s’en délester. Ils flirtent avec elles comme Sisyphe avec son destin. Chacun danse avec ses bagages et le corps... pour bagage. Un corps qui leur permet de se projeter dans la mappemonde, globe qu’ils s’envoient l’un l’autre comme dans une partie de ballon chasseur, mais sur lequel personne ne peut mettre la main définitivement.
La deuxième pièce, Unrealating III, traite pour sa part de l’autre éternelle question, celle du couple. Montrée en 2013, elle a été revisitée pour inclure un deuxième couple de danseurs. On y retrouve les suspensions, cavalcades et portées qu’affectionne la chorégraphe. Une acrobatie de haut vol maîtrisée, à l’instar de celles que requièrent les relations amoureuses. La qualité du mouvement rend compte de la qualité de la relation. Pendant que le couple de danseurs libanais est dans une intensité non stop, le couple français lui – composé d’Eugénie Drion et Gaetan Vermeulen – se trouve dans une énergie plus concentrée et plus feutrée. La chorégraphe dit avoir voulu contraster les personnalités du couple libanais et occidental, leur façon d’aborder les événements, de gérer les émotions, et de montrer combien « l’environnement (dans lequel nous évoluons) se déverse en nous et dans nos relations », imprègne notre corps et notre façon d’être au monde.
Ce sont précisément les lourdeurs et défis du quotidien libanais qui ont poussé Nada Kano à créer encore plus et avec ferveur : « Ce spectacle nous l’avons travaillé sous les drones. Tous les jours, nous venions nous entraîner dans le studio à Beyrouth », dit-elle. « La danse nous a sauvés. Nous avons eu de la chance de pouvoir exprimer notre rage, notre déception et nos toutes petites joies », poursuit la chorégraphe qui affirme par ailleurs que de multiples autres projets ont germé dans son esprit durant cette période.

L’engagement de la Beirut Dance Company
Au lendemain de l’explosion au port de Beyrouth, par exemple, elle a présenté Dust, un spectacle inspiré, de façon subtile, de la tragédie du 4-Août et qui a eu beaucoup de succès. Over the Edge, une autre chorégraphie née aussi au cœur de la crise libanaise, portraiturant la lutte de l’individu aux prises avec une réalité extérieure qu’il cherche à surmonter, a également été chaleureusement reçue. « Je défends une cause », dit l’artiste. « Pour moi, la danse est un acte de résistance. Une société qui n’a pas de culture est une société morte. On perd nos meilleurs éléments pour l’exode » regrette celle qui s’attelle à en retenir quelques-uns comme Moussa et Zgheib. Les deux talents ont fait partie du Beirut Dance Project qu’elle avait initié en 2009, avec le soutien de l’Unesco et qui visait à offrir, grâce à des bourses, une formation complète en danse à des enfants défavorisés, leur donnant ainsi accès au monde de l’art et permettant la réalisation de leurs rêves de devenir des danseurs professionnels. Avec la crise, le projet a perdu ses subsides et ses élèves. Il n’est resté que ces deux danseurs qui se sont engagés à corps perdus dans la BDC. Ils y consacrent de très longues heures tous les jours en même temps qu’ils poursuivent leurs études à l’Université libanaise : l’un en littérature chinoise, l’autre en maths. Il faut saluer leur performance, leur talent et leur feu qui peut-être donnera envie de refaire vivre et soutenir une initiative telle que le BDP.
Un échange artistique entre Paris et Beyrouth
Kano, formée en France, s’est établie au Liban en 2003 et n’a eu de cesse de créer depuis. Elle a aussi formé des générations de danseurs. Elle a choisi son combat, celui de la danse et « de façon plus large de la culture », affirme-t-elle. Tearing Me Apart n’aurait peut-être pas eu lieu sans sa ténacité et celle de sa petite équipe. Car le projet a pris naissance en 2019, il y a six ans déjà, et les soubresauts de la conjoncture libanaise ont fait qu’il a été décalé sine die plus d’une fois. Il aurait pu être abandonné, mais pour l’artiste, la danse apprend la patience. « C’est un travail de fourmi et de dentelles, il doit mûrir dans le corps, dans la tête et dans l’âme », explique celle qui se déclare « contente et fière » de voir ce projet abouti. La dernière guerre allume le sentiment d’urgence en elle et si elle observe que la joie, fondamentale, est pour beaucoup perdue, car « nos pensées et nos mots sont tristes » dans le Liban d’aujourd’hui, il reste assurément « le plaisir du mouvement. Ce n’est pas la même chose que la joie», précise la fondatrice de la BDC qui ne se pose plus la question si la danse a sa place dans le pays ou pas : « Je ne vis que par ça. Je ne cherche pas la finalité. Je m’accroche au chemin sans savoir où il me prend », avoue-t-elle.
Sur ce chemin, aujourd’hui, elle se dit aussi être « honorée que les danseurs de l’Opéra de Paris dansent sa chorégraphie ». Pour celle qui a toujours « cherché à préserver le niveau, la technique » et qui ne lésine ni sur les moyens ni sur l’engagement et qui parfois se sent bien seule dans le pays, le soutien des danseurs français est précieux et lui redonne de l’élan. « On a bâti des ponts, dit-elle. D’autres projets sont en gestation. »

La genèse du projet
Quand Eugénie Drion, danseuse de l’Opéra de Paris, assiste à la Scène musicale à Paris, au spectacle The Dress, chorégraphié par Nada Kano et dansé par Marie-Agnès Gillot, danseuse étoile de l’Opéra de Paris, elle est séduite et contacte Nada. « L’énergie de Nada m’a inspirée. Je me suis beaucoup identifiée », dit-elle. C’est attirant « des gens qui brûlent aussi fort de leur passion, des gens qui se battent contre la culture du plus fort qui nous bouffe. Sans l’art, on perd notre humanité ». Avec son association Indépendanse, la danseuse en année sabbatique initie des projets de coopération internationale solidaires qui croisent différentes pratiques et différents milieux artistiques. Le Liban la fascine, dit-elle, de par son rôle de « carrefour, avec des personnalités, des religions, des inspirations qui cohabitent en permanence » et par « sa recherche du vivre-ensemble ». « Ça semble cliché, ajoute-t-elle. Mais je trouve d’une beauté folle que les Libanais choisissent le sourire, la générosité et la bienveillance envers les autres, malgré les temps très durs et la guerre. » Elle, autant que son camarade Gaétan Vermeulen, ancien danseur de l’Opéra de Paris et de l’Opéra de Rome et actuellement dans la Compagnie de Bianca Li, disent aussi beaucoup apprendre en échangeant avec des danseurs venus d’ailleurs. Les techniques des portées de Nada Kano les « hallucinent » et les font travailler tout comme l’exploration d’un récit qui n’est a priori pas le leur. Au-delà de la richesse de l’échange artistique et de la symbolique de ce langage partagé qu’est la danse, c’est au pouvoir de la collaboration, du métissage et de la beauté qui surgit de celle-ci que sont sensibles ces danseurs venus d’institutions établies.
Il convient de signaler également dans le spectacle la participation live du compositeur et chanteur Anouar Bizri qui a adapté et développé sa musique pour la performance, ainsi que la grande exposition photos d’Élie Bekhazi qui documente l’évolution de la collaboration, entre Beyrouth et Paris, un déroulé à savourer également.
Ce projet a été, en partie, soutenu par l’Institut français et par Mme Naïla Jacques Saadé.
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