
Lana Daher recevant le prix IDFA Rough Cut Award, pour son documentaire « Do You Love Me ». Photo DR
Lana Daher nous reçoit dans son bureau-appartement du quartier de Abdel Wahab. C’est ici même que depuis 2018 elle brode d’une manière qui se rapproche de l’artisanat son documentaire Do You Love Me, auréolé de plusieurs récompenses, dont, la dernière en date, l’IDFA Rough Cut Award, décrochée en novembre 2024. À la manière de cet espace rythmé par la lumière dorée d’un après-midi de janvier à Beyrouth, la réalisatrice nous semble autant enracinée à cette ville que cette ville est enracinée en elle. Elle nous parle en ce sens de Beyrouth, de ce lien compliqué mais indénouable avec cette ville où elle a grandi et passé la plupart de sa vie, non pas comme d’un simple lieu d’où elle vient, mais plutôt comme d’une relation complexe et presque inqualifiable avec un être humain. Vivant. Il suffit d’ailleurs de s’arrêter un instant sur son regard arrondi de bleu, aussi trouble que troublant, pour comprendre l’intensité, l’intelligence et en tout cas la sensibilité avec laquelle elle dévore et interroge ce pays et cette ville dont elle a fait à la fois le décor, le personnage principal et la matière première de son documentaire qu’elle s’apprête à présenter dans des festivals dès le printemps 2025. Cela dit, en parcourant les soixante minutes de son premier montage, on hésite même à qualifier Do You Love Me du terme documentaire dans la mesure où cette œuvre tombe les frontières entre les différents genres cinématographiques.

C’est que ce film-là se révèle davantage comme une poignante toile tissée à partir de bribes de documents personnels, d’archives télévisées et surtout de fragments de plus de 100 films libanais allant des années 60 à aujourd’hui, dont l’assemblage prend la forme d’une histoire collective alternative, la nôtre et celles des générations qui nous ont précédés.
Une mémoire collective et personnelle effacée
Dans cette perspective, pour comprendre la force motrice qui sous-tend ce projet, il faut revenir à l’enfance de Lana Daher, et plus précisément à l’année 1990, quand la famille revient d’Afrique de l’Ouest avec la fin de la guerre civile et la signature des accords de Taëf. « Je passais la plupart de mon temps libre dans l’appartement de ma grand-mère, à Mar Élias, à regarder les spectacles de Rémi Bandali », confie-t-elle. « Au moment de commencer à réfléchir sur mon premier long-métrage, je me suis naturellement vue en train d’investiguer cette période de mon enfance, cette fascination pour les Bandali qui étaient une sorte de marqueur de cette époque et un premier lien avec mon pays. D’autant que je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait aucune histoire collective qu’on nous racontait à l’école, et surtout pourquoi même chez nous, à la maison, nous n’avions aucun album photo, aucune trace de notre mémoire personnelle », explique-t-elle. Le processus de développement et fabrication de Do You Love Me se double donc d’une quête personnelle, qui consiste pour Daher à comprendre comment « nous, libanais, en sommes arrivés là, et pourquoi les mêmes cycles se répètent de génération en génération sans qu’ils ne soient jamais vraiment racontés à froid ». Pour ce faire, pour retrouver la mémoire et proposer à sa manière une relecture de l’histoire du Liban des années 60 à nos jours, « mais à travers un prisme émotionnel et psychologique, et non pas d’un point de vue historique au sens traditionnel du terme », Lana Daher va emprunter les chemins de traverse, en allant rassembler des clés, des indices, dans des documents familiaux, des archives journalistiques, et principalement des œuvres cinématographiques libanaises dont elle emboîte et arrange les morceaux comme on réassemble le puzzle d’une mémoire éclatée.
« C’était ma façon de trouver ailleurs, et autrement notre histoire qui nous a été confisquée », souligne-t-elle. Épaulée par le monteur Qutaïba Barhamji dont elle admire le travail (et qui a entre autres travaillé sur Four Daughters, Little Palestine et How to Save a Dead Friend), elle souligne que le défi principal de cet exercice était « de réussir à puiser dans ces œuvres importantes et de les intégrer dans mon film tout en créant une œuvre originale, personnelle, qui garde le spectateur dans mon film et qui ne tombe pas dans une répétition du contenu des films que j’emploie ».

Un autre défi, et de taille, s’est imposé dès 2019, quand le contexte du pays et le sujet de Do You Love Me se sont tout d’un coup confondus dans une troublante absurdité. « La crise socio-économique de 2019, puis la double explosion d’août 2020 ont fait que, d’une part, à chaque fois que je pensais que le documentaire était terminé, quelque chose de pire se produisait et changeait la tournure de la trame. D’autre part, il me fallait travailler autour du thème de ce cycle de violence qui secoue le pays depuis plus de 50 ans, tout en devant digérer ce qui j’étais moi-même en train de vivre pendant cette année. Même si j’étais quasiment bloquée durant cette année, j’avais aussi cette confirmation que ce cycle de violence méritait plus que jamais auparavant d’être raconté. »
Les mêmes questions, les mêmes cycles de violence
Mais, par-delà cette idée de cercle vicieux, de répétition à l’infini de cette même histoire, de ces mêmes traumas, de ces mêmes blessures qui se transmettent de génération en génération presque comme une poisse, Do You Love Me cartographie les complexités de l’expérience d’être libanais. « L’idée, l’objectif ultime de ce projet est de raconter, en subtilité, d’un point de vue émotionnel et presque psychologique, ce que c’est que de vivre au Liban. Et plus particulièrement à Beyrouth qui a toujours été au cœur de nos drames », affirme Lana Daher. C’est donc en filigrane, et à travers un mécanisme d’allers-retours entre des œuvres anciennes et plus récentes, que la réalisatrice intègre dans les quatre-vingt minutes de Do You Love Me la somme des grandes questions qui trament l’existence de tous les Libanais. Et c’est en ce sens qu’elle réussit avec brio le défi de partir de quelque chose d’éminemment personnel pour le transformer en une histoire qui est celle de tout un peuple, depuis voilà cinquante ans.
Enveloppées dans une bande-son qui recouvre toute une époque, des Rahbani à Scrambled Eggs en passant par les Bandali et Rayyes Bek, les séquences du documentaire font ressurgir, tout en subtilité, les sentiments et les questions profondes qui déterminent la condition humaine libanaise. Elles explorent ces moments creux, entre soulagement et incompréhension, qui viennent s’immiscer entre deux crises, quand il faut à chaque fois réapprendre à se remettre sur pieds et recommencer. Elles dissèquent l’ambivalence de notre rapport à ce pays, entre la volonté de partir, et l’impossibilité de tourner le dos à ce bout de terre. Elles révèlent la fragilité de ce pays jeté du mauvais côté du monde, et l’impossibilité de se réunir en tant que peuple autour d’une histoire commune. Elles interrogent l’idée de la maison, et à quel point ici, la maison, la terre, sont vulnérables, vouées à disparaître à tout moment.

Produit par Lana Daher (My Little Films - Liban), Jean-Laurent Csinidis (Films de Force Majeure - France) et coproduit par Jasper Mielke (Wood Water Films - Allemagne), avec le support d’ARTE France – La Lucarne, al-Jazeera, le CNC – FSA, l’Organisation internationale de la francophonie, la Robert Bosch Stiftung, Europe Creative MEDIA, le Doha Film Institute, l’IDFA Bertha Fund, le Sundance Institute, l’AFAC, le Lebanese Film Fund de la Fondation Liban Cinéma, Procirep-Angoa et la Région Sud, Do You Love Me (qui est en phase de post-production) sortira en salle en 2026, après une tournée de festivals prévue pour 2025. Si son titre est initialement emprunté à une chanson des frères Bandali, il prend aujourd’hui pour Lana Daher une tout autre signification. « Ce titre raconte l’éternelle question que nous avons en pensant au Liban. Est-ce qu’il nous aime autant que nous l’aimons ? Il raconte aussi, en fait, cet attachement inconditionnel que nous avons envers ce pays, comme l’amour qu’on pourrait avoir pour un être humain, un proche ou un amant qui va mal, auquel on ne peut pas en vouloir et qu’il est donc impossible d’arrêter d’aimer. »