Depuis le 8 octobre 2023, mais aussi depuis qu’une guerre « totale » entre Israël et le Hezbollah a éclaté fin septembre 2024, le Liban s’est trouvé une fois de plus plongé dans les affres de la mort, de la destruction et du déplacement. Mais au milieu des décombres et des souvenirs enfouis sous les gravats, des voix émergent pour témoigner, reconstruire et résister à travers l’art et la mémoire. D’Akram Zaatari, cinéaste hanté par les trajets incertains vers Saïda, à Lubnan Baalbaki, chef d’orchestre confronté à la perte du sanctuaire familial, chaque récit révèle une blessure unique, à la fois intime et collective.
Des maisons familiales en ruine, des bibliothèques effacées, des galeries d’art éventrées, mais aussi des âmes qui se battent pour préserver un héritage et réinventer leur rapport à leur terre et à leur histoire. Randa Chahine, dont la maison de Nabatiyé a vu défiler une époque révolue, et Mazen Rifaï, peintre ému par la fragilité des temples millénaires de Baalbeck, partagent une douleur universelle : celle de voir disparaître des lieux où la vie et la culture ont pris racine.
Entre ces murs détruits, c’est aussi l’empreinte de générations, de rêves et d’identités que la guerre menace d’effacer. Pourtant, pour ces artistes, perdre ne signifie pas céder. Leur réponse, qu’elle prenne la forme d’un tableau, d’une pièce de théâtre ou d’une galerie à reconstruire, témoigne de leur volonté inébranlable de transformer les cicatrices en balises d’espoir et de mémoire vivante.
Dans ces récits, le Liban se redessine, entre douleur et créativité, comme un territoire où la destruction alimente paradoxalement une force indomptable de renouveau.
Lubnan Baalbaki : Mes parents ont été tués une seconde fois
Lubnan Baalbaki, chef d’orchestre de l’Orchestre philharmonique libanais, publiait le 28 octobre sur sa page Facebook une photo de sa maison de famille, située dans la ville frontalière de Adaïssé au Liban-Sud. À côté de cette photo, il partageait aussi une vidéo diffusée par l’armée israélienne, montrant l’explosion massive qui a détruit la quasi-intégralité de Adaïssé, y compris la maison de la famille Baalbaki. « Je n’ai plus pu aller voir la maison depuis fin octobre 2023. Dans mes pensées, plus les bombardements s’intensifiaient dans la région, et plus j’essayais de me convaincre, naïvement certes, que la maison sera épargnée. Jusqu’à ce 27 octobre où, par hasard, sur l’une des vidéos virales montrant la destruction au Sud, je découvrais la maison quasiment rasée. » Cette maison, aujourd’hui à terre, a, entre sa construction dans les années 1980 et jusqu’à sa mort en 2013, symbolisé l’accomplissement du rêve de Abdel-Hamid Baalbaki, peintre libanais de renommée et père de Lubnan. « Ça a donc été son projet de rêve, mais aussi un grand défi de construire cette maison en pleine guerre civile, et tout au long de l’occupation israélienne. Mon père voulait que ce soit sa manière de laisser sa trace dans ce village. C’est pour cette raison qu’il en avait conçu le premier étage comme un lieu d’exposition pour ses œuvres, mais aussi celles d’autres artistes », explique le chef d’orchestre avec quelque chose d’éteint dans la voix et le regard. Entre 2000 et 2023, cette maison représentait pour lui une passerelle vers son enfance à Adaïssé, mais aussi et surtout un lieu où se réfugier à l’ombre des arbres, quand le train de la vie allait un peu trop vite. Mais par-delà l’aspect intime de ce lieu, la maison familiale des Baalbaki se doublait d’un aspect quasi muséal à la faveur de la collection de plus de 2 000 livres que ses parents avaient constituée avec le temps et dont Lubnan Baalbaki ne connaît pas le destin aujourd’hui. « Le plus dur, c’est qu’il nous est impossible de savoir ce qui reste des palettes de mon père, de son matériel, de ses lettres, de nos objets personnels. On ne sait pas ce qui a brûlé, ce qui a été volé par la suite. Et, le pire, c’est que nous avons choisi d’enterrer nos deux parents dans le jardin de la maison. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’ils ont été tués une seconde fois. » Pourtant, et malgré tout, le premier réflexe qui vient à l’esprit de Baalbaki est celui de vouloir reconstruire cette propriété qui est à la fois une maison, un musée et un message. « J’ai grandi entouré des maquettes de cette maison, à entendre mon père parler de chacun de ses détails, à le voir dessiner de ses mains les plans. Aujourd’hui, laisser tomber cette maison, c’est laisser mourir le rêve de mon père. »
Akram Zaatari : C’est la guerre la plus vicieuse qu’on ait jamais vécue
Ceux qui suivent l’artiste Akram Zaatari sur Instagram ont sans doute remarqué les séquences filmées, différentes, troubles, mais en même temps les mêmes, qu’il poste chaque week-end sur son compte. Pas un samedi ou dimanche, depuis le déclenchement de la guerre au Liban le 8 octobre 2023, Zaatari n’a interrompu ses trajets vers Saïda, où sa mère était restée jusqu’à la semaine dernière et où, surtout, il a grandi jusqu’à l’âge de 18 ans. Même après la brutale escalade menée par Israël dès la mi-septembre, au cours de laquelle la ville de Saïda a été bombardée à plusieurs reprises, Akram Zaatari n’a pas dérogé à ce rituel qui consiste à aller rendre visite à sa mère chaque fin de semaine. À chaque passage par le tunnel longeant l’aéroport de Beyrouth, l’artiste place son téléphone sur son pare-brise et filme ce morceau de trajet. L’autoroute est souvent déserte, et les images postées dégagent une étrange impression de sérénité. « C’était ma manière de me distraire, parce que je mourais de trouille à chaque fois que je faisais ce tronçon. J’essayais de me distraire des idées qui me venaient à l’esprit : la voiture devant moi sera-t-elle prise pour cible par un drone ? L’aéroport ou ses environs seront-ils bombardés ? C’est la guerre la plus vicieuse qu’on ait jamais vécue et, personnellement, je me sens mutilé », confie-t-il. En fond sonore, la radio libanaise diffuse inlassablement « les mêmes chansons de guerre, qu’on déteste d’une certaine manière parce qu’elles nous renvoient à un cercle vicieux, mais qui sont en même temps notre héritage ». C’est sans doute parce qu’il a grandi à Saïda pendant la guerre civile puis l’occupation israélienne – dans le quartier de Hleliyé sur les collines, mais aussi en se déplaçant dans les environs, entre Jezzine, Nabatiyé, Maghdouché, Jiyé et Rmeilé – que très tôt la question des actions militaires, et plus précisément les raisons d’un renoncement à celles-ci, a préoccupé Zaatari et pris une place centrale dans sa pratique. En plus d’avoir travaillé sur les archives du photographe Hachem al-Madani (lui aussi installé à Saïda), Akram Zaatari a réalisé, en 2008, le court-métrage Nature morte, où deux hommes se préparent à une action militaire. À la fin, le plus âgé part avec une arme sur l’épaule, tandis que le plus jeune choisit de rester. Dans cette même veine, en 2013, il présentait Letter to a Refusing Pilot, l’histoire d’un pilote de chasse israélien ayant reçu l’ordre en 1982 de bombarder une cible dans la banlieue de Saïda. Apprenant que la cible était une école, il avait refusé de la détruire et avait, à la place, largué ses bombes dans la mer. Ce qui a troublé profondément un artiste, dont la pratique efface la frontière entre fiction et réalité, fut la découverte que l’école en question était celle dont son père était directeur…
Randa Chahine : J’ai le cœur en miettes et je ne comprends pas
« Par où commencer ? Cette maison, c’est tellement de choses. Elle représente toute une époque et tout ce qui y a été vécu », commence par dire Randa Chahine, fille de l’ex-député et ministre décédé en 2011 Rafic Chahine, avec la voix qui se casse lorsqu’on l’interroge sur la maison familiale de Nabatiyé qui a été aplatie par un bombardement israélien. « Je ne sais pas, je ne sais plus de quand date exactement la construction de la maison, tous les documents sont dans une armoire à Nabatiyé dont il ne reste sans doute plus rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a une photo de mon père, encore gamin, en 1920, qui pose devant la maison », dit cette architecte d’intérieur et associée de Galal Mahmoud. Et pourtant, par-delà ses caractéristiques architecturales typiques du début du XXe, avec une enfilade d’arcades, et la pierre blonde, cette maison avait cela de spécial qu’elle était une maison politique. Rafic Chahine avait été élu la première fois député de Nabatiyé en 1960, puis il avait été réélu en 1968 et 1972. Il avait aussi été ministre du Plan dans le gouvernement de Saëb Salam (1960-1961), puis ministre du Travail et des Affaires sociales dans le gouvernement de Rachid Karamé (1969-1970). On peut donc imaginer, comme nous la décrit Randa Chahine, cette maison « éternellement ouverte aux gens, avec la table toujours dressée, le salon où l’on servait du café toute la journée ». Et de poursuivre : « Après les accords de Taëf, j’avais personnellement accompagné mon père lors de trois campagnes électorales, qu’il avait perdues parce qu’il avait refusé de s’allier aux partis dominants la région (Hezbollah et Amal, NDLR) et donc, qu’à sa manière, il était libre et résistant. On avait passé du temps à Nabatiyé et, en revenant à Beyrouth, il m’avait dit, comme à chaque fois en rentrant du Sud : “Tu vois, mwarrdé quand tu passes du temps au Sud. Tes joues sont roses, tu as bonne mine, tu fleuris.”
» Tout cela pour dire qu’aujourd’hui, par-delà la tristesse de voir disparaître cette maison qui a abrité tout un arbre généalogique, c’est aussi un grand sentiment de colère, de rage, qui s’empare de Randa Chahine : « J’ai le cœur en miettes, et je ne comprends pas, je ne comprends pas pourquoi ils se sont acharnés sur la maison de cette manière. Mon père était un homme apolitique, libre, neutre. Nabatiyé et le Liban étaient tout pour lui. Heureusement qu’il n’est plus là aujourd’hui pour ne pas voir ça… »
Mazen Rifaï : Dieu a préservé les temples de Baalbeck !
« C’est notre héritage qu’ils ont failli détruire », fulmine au bout du fil le peintre Mazen Rifaï, fils de Baalbeck, confiant à L’Orient-Le Jour son appréhension de voir l’immémoriale cité du Soleil détruite.
« Nous avons vécu des jours d’une incommensurable tristesse. Et cela au niveau de tout le Liban. À Baalbeck, une frappe a visé une bâtisse située juste en face de notre maison familiale vieille de plus de cent ans, et dont je crains qu’elle n’ait subi des dégâts. Une autre a également ciblé les environs de la petite maison que je me suis fait construire aux abords de la citadelle. L’hôtel Palmyra a été partiellement touché, la Menchieh totalement détruite », énumère l’artiste, qui s’est autant préoccupé du sort des habitants de la ville que de ce qui risquait d’arriver aux vestiges millénaires dont un mur d’enceinte a été détruit.
« Cinq mille ans d’histoire étaient menacés à Baalbeck ! C’est une ville habitée depuis la nuit des temps et où se sont succédé les Phéniciens, les Romains, les Byzantins, les Arabes et les Mamelouks. Outre le site historique romain et ses magnifiques temples, c’est une ville riche d’un patrimoine architectural aux influences arabes, toscanes ou ottomanes. Notre maison familiale est un parfait exemple de l’architecture de typologie arabe avec une cour, un patio et un bassin central. Tout cela est fragile, et j’espère qu’elle n’a pas été ébranlée », se désole ce résident de Beyrouth, qui préfère prendre son temps avant de se rendre dans sa ville d’origine pour se confronter aux possibles dégâts.
« Même en étant loin, je suis habité par Baalbeck, déclare-t-il. Cette ville imprègne toute ma vie. Tant au niveau personnel et familial que professionnel. Car je suis non seulement peintre, mais aussi architecte de profession, et j’ai beaucoup travaillé à la restauration de ses anciennes maisons. »
Durant ces deux mois de désolation, l’artiste, souvent qualifié de « peintre de la Békaa » pour ses sereines et abstraites représentations de ses plaines et étendues ouvertes sur un horizon infini, avait laissé tomber ses pinceaux et sa palette de couleurs lumineuses. «Durant ces jours sombres, je ne faisais que croquer à l’encre et au fusain des vues des vestiges romains. C’est ma tristesse infinie qui s’exprimait. Et peut-être ma façon à moi de contrer la menace qui planait au-dessus d’eux… »
Tres beau article. Pauvre Liban. Pauvre culture effacée à jamais ?
20 h 45, le 04 décembre 2024