
Un secouriste dans les décombres de la banlieue sud de Beyrouth, hier, après une frappe israélienne. Photo AFP
Au petit matin, des hommes s’activent sur des périmètres encore fumants, marchant sur un tas de cendres. Autour de cratères béants d’où surgissent des lianes de fer à béton, des rangées d’immeuble défigurées menacent de s’écrouler. Centre névralgique du Hezbollah, la banlieue sud de Beyrouth, densément peuplée, se savait en première ligne. À 18h30 hier, une série de bombardements ont visé plusieurs centres de commandement du parti. Leur déflagration a fait trembler la capitale et les hauteurs, où chacun a cru que la bombe était tombée à côté de lui. À Dahiyé, ceux qui n’étaient pas encore partis, après une semaine d’attaques particulièrement meurtrières dans tout le pays, ont compris qu’il était l’heure.
Ahmad*, comme beaucoup, s’était habitué au son des bombes. Mais hier, au moment de la détonation, il n’a pas voulu savoir qui, comment ni même où. Lui, sa femme et sa fille ont pris les sacs préparés dans la journée au cas où et ont roulé à tombeau ouvert jusqu’à leur village dans le caza de Aley. La famille n’a pas fermé l'œil de la nuit, alors que les bombes pleuvent sur le bastion de la milice chiite, évacué en fin de soirée après des avertissements successifs et ponctuels de l’armée israélienne. Durant de longues heures et jusqu'au petit matin, le pays va assister en direct à l'expédition punitive contre l’ennemi numéro 1 de Tel-Aviv. Jamais le nom de Hassan Nasrallah n’aura été autant prononcé. Est-il mort ? Est-il vivant ?
Vue de la banlieue sud de Beyrouth bombardée, le 27 septembre 2024 bombardée. Photo Mohammad Yassine/L'Orient-Le Jour
Aux premières heures de la nuit, tout le monde pense d’abord à fuir. Dans les rues de la capitale, on assiste à un déplacement des populations vers les places, loin des bâtiments, comme sur celle des Martyrs, dans le centre-ville. Avec leur petite ambulance et quelques vivres, Ihab et ses volontaires vont porter secours aux déplacés assis par grappe sur les trottoirs. « C’est fini. C’est la guerre avec un grand G. Je n’ai jamais vu autant de chaos », dit le responsable du Comité national pour les services humanitaires et sociaux, une ONG « non-partisane », précise-t-il. Ses secouristes ont fait des allers retours entre Hadath et des écoles de la capitale pour mettre à l’abri des familles. « Aucun de ces jeunes n’a dormi. Je les force à aller se coucher. Il est 10 heures, et je repars. On doit s’occuper d’une école parce que la direction refuse que la gestion des déplacés tombe entre les mains d’un parti », raconte cet homme. Depuis le QG de la défense civile à Furn el Chebak, qui s’est mis à trembler lors de la première frappe en fin de journée, Malek* et ses collègues ont foncé vers la route de l’aéroport. Arrivé trente minutes plus tard sur les lieux, il décrit des bâtiments rasés de la carte, « comme sur un parking ». Les équipes se répartissent les tâches. Il faut sécuriser le lieu, et éteindre les différents incendies qui jaillissent de part et d'autre. Malek croise des visages hagards, des familles perdues qui demandent s’il n’a pas croisé un tel, ou qui s’inquiètent de savoir si leur maison tient debout.
Où aller et que faire
Marwa* et les siens ont couru, en larmes, dans tous les sens, depuis Bourj el Barajneh, et sont montés en voiture jusqu’à Tayouné, avec enfants et petits-enfants. C’est d’abord le sauve-qui- peut. « On a cru que notre immeuble allait s’effondrer. C’était bien pire que lors de la guerre de 2006 », raconte la vieille dame rencontrée dans son véhicule garé à Saifi village. Elle et les siens ne savent pas où aller ni quoi faire. Depuis ce matin, elle est à l'affût d’images ou de vidéos qui permettrait d’indiquer que leur immeuble est encore debout. À Gemmayzé, Charlie Haber, buvait un verre de vin avec deux de ses clients lorsque la première explosion a grondé. « On aurait dit un énorme tremblement de terre. On a ouvert les portes, les gens à l’intérieur étaient paniqués, ils se sont précipités pour régler leur facture et sont partis », raconte le responsable du bar-restaurant Aaliya. Dans le quartier, tous les établissements comme le sien finissent par fermer leurs portes.
À quelques kilomètres de là, la panique a aussi gagné un hôtel de standing à Raouché. Depuis les massacres de lundi dernier, la clientèle est exclusivement composée de déplacés du Liban-Sud ou de la Dahiyé. « Nous étions tous dans le « lobby » jusqu'à l’aube, avec le bruit des avions et des drones à l'extérieur. Le téléphone n’a pas arrêté de sonner, mais on affiche complet. Certains de nos nouveaux clients se sont rués à la réception prêts à payer 100 voire 200 dollars de plus par nuit par crainte qu’on donne leur chambre à d’autres », raconte un employé, sous couvert d’anonymat.
Les faux-plafonds se sont effondrés dans les couloirs de l'hôpital Sainte-Thérèse, à Dahiyé. C’est là, entre autres, que les premiers blessés de la première explosion ont été emmenés. Il a d’abord fallu rassurer les patients déjà présents et s’occuper des nouveaux-nés, à l’unité de soins des prématurés, raconte le directeur de l’établissement, Élie Hachem. « On est habitués, lâche un employé d’un hôpital voisin. On a déjà vu ça ces derniers temps. Une fois que tu vois ça une première fois, et une seconde, tu t’habitues à ce genre de scène. Mais bien sûr que ça fait mal », raconte-t-il. En début de soirée, des informations contradictoires circulent. Il est impossible de confirmer le nombre de morts ou de blessés. Les autorités ont donné des instructions : ne communiquer aucun chiffre, jusqu'à ce que tout soit centralisé, afin de ne pas alimenter la panique.
« Les Israéliens ne nous lâcheront pas, jusqu’au dernier »
Rencontrés dans le centre-ville alors qu’ils sont sains et saufs dans une ambulance, Julia et ses deux enfants ont ensuite été transférés dans une école de Ras el-Nabaa transformée en refuge depuis lundi. « On est en sécurité, mais quelle humiliation ! On est partis sans rien, on dort sur des carpettes. Avec cette atmosphère et ces bruits, mes petits n’ont fermé l'œil qu’à partir de 4 heures du matin », dit-elle. Au centre-ville, un homme raconte avoir « perdu conscience » dès la première frappe qui aurait tué Hassan Nasrallah. À côté de lui, un autre se sent traqué : « Les Israéliens ne nous lâcheront pas, jusqu’au dernier ». Une famille est assise sous un arbre, après avoir fui la banlieue sud dès le premier avertissement israélien.« Le drapeau libanais a un arbre au milieu, nous sommes venus nous cacher sous l’arbre. Mais aucun des responsables libanais ne nous regarde », déplore un père.
Vue de la Dahiyé bombardée le 28 septembre. Photo Mohammad Yassine/L'Orient-Le Jour
Siham el-Masri, 58 ans, est adossée à un poteau et s’inquiète du sort de sa famille dont elle est sans nouvelles depuis hier. Son beau-frère se trouvait dans un des bâtiments visés lors de la première opération. Ils sont des centaines à avoir parcouru plus d’une dizaine de kilomètres à pied pour se rapprocher du centre-ville ou de la corniche. L’armée israélienne annonce vers 23 heures d’autres cibles à Dahiyé. Un silence de mort gagne la capitale, interrompu seulement par les klaxons et les frappes qui ponctueront la nuit.
« On nous a demandé d’évacuer dahiyé comme des animaux », hurle une femme au centre-ville, sous les poing symboliques de la « révolution » d’Octobre 2019 . Elle a fui vers 2h30, en slalomant entre les bombes. Tout au long de la nuit, des voitures filent à toute allure depuis la capitale. Omar*, la cinquantaine, a fait évacuer sa famille vers 23 heures. Alors qu’ils sont en chemin vers les montagnes, leur ville, Choueifate est ciblée. Lui, a quitté son bureau vers 1 heure du matin dans l’optique de prendre quelques affaires de la maison. « J’ai roulé comme dans un jeu vidéo : une bombe devant moi, une autre derrière un peu plus tard, un incendie à côté », dit-il d’une voix calme. Vers 2h30 du matin, les bombes se font encore plus intenses. Malek, le secouriste, et ses collègues ont ordre de quitter immédiatement la zone. « À ce moment-là , je revis exactement le pilonnage de Dahiyé en 2006, je venais de démarrer dans le métier », se souvient-il.
« L’impression d’assister à l’achèvement au sol d’un homme déjà mort »
Ceux qui ont de la chance, sont terrés chez eux devant la télévision. Depuis le 8ème étage d’un building de standing, Mona* et ses amis suivent frappe après frappe depuis le balcon, les informations en continu en bruit de fond. Ils comparent avec crainte les lumières et les sons des bombes qui s’abattent sur les quartiers Sainte-Thérèse, de Chiyah, Kafaat, Mrayjé, Tahouita et autres. Sur les groupes whatsapp de familles, d’amis ou de collègues, on décompte froidement ou avec hystérie les explosions. Certains finissent par s’endormir. D’autres craquent. « J’ai du calmer une femme qui n’arrivait pas à s’assoir, elle faisait des va et vient dans la salle. Il a fallu la ramener au moment présent, sans qu’elle analyse des blessures du passé ou penser au futur », raconte Éliana Kachaamy, psychothérapeute et cofondatrice de l’association libanaise des victimes du terrorisme.
Dans toutes les têtes à travers le pays, ce sont des couches d’images, de récits et donc de traumatismes qui ressurgissent. L’invasion terrestre israélienne de 1982, la guerre de 2006, et même l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Rana et les siens n’ont pas bougé du quartier de la Quarantaine depuis cette date fatidique lors de laquelle son mari et son petit Hussein ont été blessés. Mohammad, son époux, avait alors juré de déchirer son passeport s’il parvenait à quitter le pays. « La nuit dernière je n’ai pensé qu’à ce jour. Et je me suis demandé comment faire si on devait courir avec le petit », raconte-t-elle en matinée.
Le 28 septembre, dans une des zones bombardées à Choueifate, au sud de Beyrouth. Photo Mohammad Yassine/L'Orient-Le Jour
Il y a ceux, aussi, qui suivent avec angoisse les développements depuis l’étranger. Comme Lara*, 39 ans, originaire de Khiam, qui raconte depuis un pays européen avoir eu « l’impression d’assister à l’achèvement au sol d’un homme déjà mort ». Sa famille qui vit dans la banlieue sud, lui donnera toute la nuit des nouvelles sur Whatsapp. Leur immeuble tient encore debout mais jusqu’à quand ? En une nuit aussi, c’est tout un mythe qui s’effondre, sous ses yeux. « C’est la fin d’une histoire. Et c’est à se demander si on n’a pas gobé des bobards sur la puissance et l'indestructibilité du Hezbollah depuis des décennies. Même le Hamas a résisté davantage que le parti ».
Au petit matin, un mystère entoure toujours le sort de Hassan Nasrallah. Le bilan des victimes est encore incertain. Des secouristes sont toujours déployés sur les terrains afin d’aider les habitants des décombres. D’épaisses colonnes de fumée s'élèvent encore dans le ciel. Le jour se lève sur une ville qui retient encore son souffle. Quelques heures plus tard, sa mort sera annoncée par le parti. Le début d’une nouvelle ère.
*Les prénoms ont été changés.
Pour la plupart des libanais nous pensons que ce Liban officiel, politicien et économique dans toute sa pourriture doit être enseveli sous terre et que cela est un opportunité pour construire un nouveau Liban ouvert à tous et libre de ces décisions.
19 h 38, le 29 septembre 2024