« Ah, il n’y a plus de batterie, il va falloir démarrer en reculant ! » Dans la ferme agroécologique de Buzuruna Juzuruna (« Nos graines nos racines ») située à Saadnayel, Ferdinand Beau et Marwan Sarout avaient déjà vidé la fourgonnette de plusieurs kilos de citrouilles pour la remplir d’une structure de cinéma ambulant et de semences paysannes. Mais avant de rejoindre l’ancienne gare de train de Saadnayel pour projeter trois courts-métrages libanais portant sur des enjeux écologiques, un dernier effort est requis. Marwan descend pousser l’engin sur plus de cent mètres avant que celui-ci, hors d’âge mais vigoureux, se mette finalement à rugir. La troisième édition du festival « Buzur wa Aflam » (« Graines et films ») organisée par l’association d’agroécologie peut démarrer !
L’effort à consentir pour soigner une nature vulnérable et menacée, c’est le fil conducteur des trois films projetés en plein air sur la place publique du village agricole. Une diffusion ouverte à tous, dans l’esprit expérimental et généreux qui caractérise cette association composée de Libanais, Français et Syriens passionnés par les enjeux liés à la souveraineté alimentaire et l’agroécologie, dans un pays biberonné aux engrais chimiques et aux semences industrielles. La projection est d’ailleurs l’occasion de présenter le réseau de semences paysannes libanais « Hobob » et de distribuer les graines de leur ferme. Tandis que Ferdinand, son cofondateur, se démène avec des volontaires pour que l’écran tienne bon face aux bourrasques annonciatrices de l’automne, Foda Youssef et d’autres femmes syriennes membres du mouvement agricole préparent un repas copieux pour inviter les spectateurs à goûter leurs légumes bio à la fin de la projection. Peu à peu, les chaises en plastique et les tapis commencent à se garnir, les lumières s’éteignent et l’écran noir s’éclaire.
« Même gâchette, différentes opportunités »
Une cigogne blessée apparaît sur l’écran. Un médecin explique qu’il va falloir l’amputer, ou la sédater. Celui qui l’a apportée sait de quoi elle souffre. C’est un chasseur qui l’a visée. Enfin presque, car « au Liban il n’y a pas de chasseurs, mais des assassins », dit cet homme à la barbe fournie qui passe 300 jours par an dans la nature à observer, photographier et étudier les oiseaux migrateurs à Hammana. S’il peut se permettre un tel commentaire, c’est qu’il a lui-même été chasseur et sait que la plupart ne respectent pas les règles. Le film Shift (Horizon en français) montre la transformation de Chadi Saad de chasseur invétéré, capable de tuer 15 cigognes en un jour, à amoureux transi des volatiles. « Même gâchette, différentes opportunités de vie », dit-il devant la caméra, expliquant que la photographie lui permet désormais de voir mille oiseaux en une journée sans en tuer aucun. Or « si l’homme n’est pas capable de préserver son environnement, c’est lui qui finira par être menacé », prophétise-t-il. Le changement exemplarisé par Chadi Saad est urgent, car « à cause des excès de la chasse, certaines espèces d’oiseaux sont au bord de l’extinction, le Liban étant situé sur le deuxième couloir migratoire du monde », explique Serge Elia à L’OLJ. Cet environnementaliste a travaillé au côté du duo de réalisateurs Moussa Shabandar et Shérine Raffoul sur le court-métrage. Une rencontre rendue possible par le projet collaboratif Biodiversité et Cinéma, mené par Hammana Artist House, REEF (Rencontres environnementales et filmiques) et Aflamuna, qui a permis en décembre 2023 de fusionner cinéma et activisme écologique. Les trois films diffusés à Saadnayel sont nés de cette rencontre féconde. Et ce n’est pas leur seule similitude. « Notre film partage un point commun avec le film The Snake Hill : les deux évoquent une disparition liée à l’activité humaine », évoque Moussa Shabandar, présent lors de la projection, à l’instar des autres réalisateurs et environnementalistes.
« Trouver une solution ensemble »
« La colline du serpent », c’est ainsi qu’est surnommée la terre de Ferzol, dans la Békaa, où Joëlle Abou Chabké cultive avec son mari Melhem la parcelle que ce dernier a héritée de ces grands-parents. En bio. Autour de lui, un océan de champs labourés et bourrés de pesticides. Une cohabitation emplie de préjugés et de malaise que sa caméra douce et poétique s’emploie à déconstruire, un plan après l’autre. « Ils disent que Melhem et moi sommes « spéciaux » parce que nous refusons d’utiliser des pesticides », raconte cette documentariste originaire de Jounieh qui a tout quitté pour faire de la permaculture dans la Békaa, avant de découvrir les pratiques des paysans locaux. Comment en parler avec eux ? Avec l’aide de l’herpétologue Rami Khachab, rencontré lors du projet Biodiversité et Cinéma, Melhem et elle parcourent la colline pour pister la trace des fameux serpents. En vain. Et si les pesticides étaient responsables de leur disparition ? La question, posée aux premiers concernés, dont certains avouent abuser de pesticides prohibés comme le glyphosate, permet de nouer un dialogue, d’abord hésitant, avant de devenir plus constructif. Dans le dernier plan, Melhem et Rami sont assis aux côtés de Nicolas, l’oncle du premier, et Hicham, deux agriculteurs abusant des engrais chimiques. Pour Joëlle, le dialogue ouvert grâce à son film est précieux, et la façon de le diffuser l’est tout autant : « Montrer des films dans un espace ouvert permet de poursuivre ce genre de débats. Peut-être qu’un paysan conventionnel qui voit le film va rentrer avec une petite graine… Nicolas, l’oncle de Melhem, le voit pour la première fois aujourd’hui. C’est important pour moi, car plutôt que d’attaquer frontalement ces agriculteurs, je veux que nous trouvions une solution ensemble », dit-elle. À la fin du film, Nicolas avoue qu’il entend ne plus utiliser d’engrais interdits et fera son possible pour trouver des alternatives aux engrais chimiques qui pourraient être responsables de la disparition des serpents, pourtant alliés précieux de l’écosystème.
L’arbre de l’enfer
La terre que cultivait Hadi Awada, c’est par le phosphore blanc qu’elle a été contaminée. Jeune agriculteur bio ayant décidé de reprendre le terrain familial de Kfar Kila, son rêve vole en éclats quand Israël commence à bombarder les villages libanais frontaliers à partir du 8 octobre 2023. La première scène du film de Raed Zeno, The Tree of Hell, montre un bombardement au phosphore blanc filmé par l’agriculteur et militant écologiste. Depuis son appartement à Furn el-Chebbak, le réalisateur déprime en assistant à distance aux destructions, au point de négliger son jardin. Quand Hadi lui rend visite, il l’aide à soigner ses plantes, avant de découvrir qu’un arbre invasif pousse sur sa terrasse, l’ailante, surnommé « arbre du paradis ». En découvrant la façon dont cette plante originaire de Chine colonise des pans entiers des versants du Mont-Liban en excluant toute autre forme de vie, le réalisateur mène une enquête passionnante sur cette menace écologique insidieuse. En creux, la comparaison établie entre cet « arbre de l’enfer » et la menace que fait peser l’État hébreu sur le Liban-Sud permet de lier les défis écologiques libanais aux autres enjeux urgents d’un pays à la fois en guerre et en crise financière. Une sensibilisation à l’écologie tout sauf hors sol donc, qui se poursuivra samedi 14 septembre, à 17h30 à Saïda* (sur le site de la Sikka) avec la diffusion de trois autres courts-métrages… en espérant que la batterie de la fourgonnette tienne bon d’ici là.
*Le Festival « Buzur wa Aflam » fera une escale le vendredi 20 septembre au Centre culturel de Becharré et le samedi 21 septembre à Majdlaya Tallet el-Dahab, à partir de 17h30.