C’est un curieux artiste, Nasri Sayegh, un « artiste obsessionnel » tel qu’il se définit lui-même. Dans son antre, rue Monnot, sous la touffeur de cet été où l’électricité est encore trop rare ou trop faible pour permettre d’actionner la climatisation, défilent sur un écran des images dont Nasri analyse indéfiniment les angles et les détails : le rocher de Raouché, la tour Murr, comme surimprimés sur ses rétines depuis des années, mais aussi les terribles documents des massacres continus à Gaza.
Un projet plus léger, parce que porté à deux, vient cependant adoucir l’univers de ce créateur polymorphe et multidisciplinaire, jamais en panne d’outils ou d’inspiration, qui passe de la broderie à la poésie, de la photographie à la vidéo, du traitement de l’image à celui du texte et du son comme on traverse ou abat des frontières. En tandem avec le musicien Rayess Bek, véritable chaman contemporain qui remixe des mélodies anciennes et des coups de break-beat, il crée, sous le titre Love and Revenge (Amour et vengeance) emprunté à un ancien succès du cinéma égyptien, Gharam wan’tiqam, des montages vidéo rythmés sur des musiques du Moyen-Orient.
« Amour et vengeance », musique de Rayess Bek et images de Radiokarantina
« Événement musical et visuel, le répertoire de Love and Revenge rend hommage à la culture arabe et à ses idoles populaires d'une époque révolue », explique Rayess Bek dont le quatuor revisite le patrimoine cinématographique arabe et ses chansons à succès, comme celles de l'Irakien Kadhem Saher, de l'Égyptien Nagat el-Saghira et du grand compositeur Abdel Wahab.
Polymorphe, on l’a dit, Nasri Sayegh illustre le projet Gharam wan’tiqam sous le label @radiokarantina, un blog artistique créé durant le confinement, comprenant des clips et des podcasts, diffusé sur les plateformes des réseaux sociaux, et dont le frontispice indique : « Dans les heures les plus sombres. Musique. Rage. Et amour. »
Sous Gharam wan’tiqam, des extraits de films sont remixés en parfaite synchronisation avec des musiques hétéroclites : comédies musicales d'inspiration hollywoodienne, films de genre et films de série B, remakes des grands mythes du cinéma (Dracula, Star Wars, Faust, Superman, les cow-boys et les Indiens des westerns), sans oublier des scènes culte qui ont fait la gloire du cinéma arabe du siècle dernier, explique Rayess Bek. Et @radiokarantina signe la synchronisation des images, leur résurrection au troisième millénaire, leur danse où fusionnent les rythmes, les époques et les cultures.
Umam sur le chantier de démolition pour sauver les bobines
C’est ainsi que, puisant images et sons rares, essentiellement auprès de la fondation Umam et de son précieux « hangar », centre de recherche et de documentation cocréé par l’intellectuel assassiné Lokman Slim et son épouse, la journaliste Monika Borgmann, Nasri Sayegh alimente sa machine à merveilles. Umam abrite entre autres les archives du Studio Baalbeck. Fondé en 1963 et actif pendant vingt ans, le Studio Baalbeck était la plus importante maison de production de cinéma du monde arabe dont les archives, inestimables, ont été sauvées grâce à l'association Irab et à la fondation Umam. La première a réussi à sauver de nombreuses chansons inestimables, tandis que la fondation Umam a récupéré de précieux films vidéo.
En 2010, apprenant la démolition imminente du site de Studio Baalbeck, l’équipe de Umam s’était notamment rendue sur place pour tenter de sauver bobines et archives papier de ce pilier de l’histoire audiovisuelle régionale qu’elle s’attachera à conserver, répertorier et numériser.
Mais qui est Noha Hachem ?
« Tout part d’une chanson rare, proposée par Waël (Rayess Bek), en réalité une chansonnette populaire qui a dû être le tube d’un été », raconte Nasri Sayegh. Ce titre, Fakir (Pauvre), est chanté par une jolie voix, celle de Noha Hachem, inconnue au bataillon des stars locales de la décennie 1960. « Nous lançons d’ailleurs un appel à tous ceux qui connaîtraient Noha Hachem et pourraient nous en dire davantage à son propos », ajoute-t-il. On n’est pas encore le 7 octobre, quand Sayegh se rend à Umam pour se plonger dans ces archives visuelles, essentiellement muettes, dans le but de récupérer des images susceptibles de fournir la matière du clip de 4:04 minutes qu’il réalisera pour cette chanson. Forcément, le déclenchement de la guerre à Gaza redéfinit les priorités et la gratuité de l’art perd sa pertinence. Au final, le clip créé à partir du visionnement de 1h30 d’images centrées sur la vie nocturne, les plages, les vêtements et surtout les textures des 60’s, thématiques répertoriées par Umam, sera présenté pour la première fois à l’ouverture de l’exposition de la fondation centrée sur le Studio Baalbeck.
Naïades sur une plage de sable
Noha Hachem chante. « Pauvre, qu’importe ; il est pauvre, mais on l’aime, il est beau et on l’aime », etc. Paroles rythmées d’une ritournelle superficielle et bienveillante comme cette époque réputée légère de l’histoire du Liban. Sur cette chanson anodine, on voit des naïades courir sur une plage de sable, se jeter dans l’eau tandis qu’un personnage en maillot se frotte la panse avec complaisance, sans doute le peintre Rafic Charaf. On aperçoit aussi des jeunes qui s’adonnent au body-painting et puis, sans transition, des étudiants en art qui embarquent, déguisés, sur des chars annonçant un « 25e Bal des Travestis ». Pêle-mêle, un instant Sabah (que Nasri Sayegh considère comme son « antidépresseur »), un défilé de mode avec Georgina Rizk, un spectacle où l’on aperçoit des femmes grimées en hommes, l’enseigne lumineuse du célèbre Crazy Horse et de cabarets comme l’Étoile ou le Pavillon, une séance de maquillage et de danse orientale improvisée, images fragmentaires, sans suite et sans âge où pourtant, souligne Nasri Sayegh, chaque spectateur reconnaît quelqu’un, célèbre ou simplement familier. « Ceux qui se maquillent ne vont pas à la même fête, mais tout finit par une orgie de danse. C’est aussi une chance de voir le Holiday Inn et Baalbeck reproduits en gâteaux, preuve qu’il y a eu une vie dans ces endroits. Ce qui m’émeut c’est que les gens qui regardent le clip y reconnaissent toujours quelqu’un. Sabah bien sûr mais aussi May Arida, Georgina Rizk, des acteurs et scénariste égyptiens. Le peintre Rafic Charaf sur la plage. Ce jeu de qui est qui. J’ai mis ensemble ces images et ces sons pour célébrer le peu ou le beaucoup qui nous reste », détaille l’artiste.
Au final, une somptueuse manière de rendre les archives accessibles et contemporaines, et surtout de les révéler au grand public comme une preuve tangible de cet « autre Liban », énorme fantasme de la génération qui tente aujourd’hui de réinventer un pays.
Ça me donne envie de pleurer, c’est normal docteur?
16 h 43, le 13 août 2024