Hommages Portrait

Samir Kassir et Gisèle Khoury, le couple de l’insolence foudroyée

Samir Kassir et Gisèle Khoury, le couple de l’insolence foudroyée

D.R.

Ils sont beaux, insolents et libres. Donc, impardonnables. Dans les contrées du « Malheur arabe », dans l’Orient de la répression, celle des esprits et des corps, aux yeux de ceux qui tiennent désormais d’une main de fer un Liban jadis souriant, libéral et libertin, ils font tache, ils font désordre… Juste en existant, en s’affichant sans se cacher, sans peur – mais non sans reproche – ils incarnent, dans le paysage politico-médiatique du pays, la transgression, la désobéissance et la violation des lois implacables du dit et du non-dit.

Dans la Cité devenue le fief d’un Créon tyrannique, Samir oppose aux services de renseignements du pays voisin – des moustachus ventrus à lunettes de soleil opaques habillés à la mode post-soviétique criarde et relayés par des sbires locaux serviles – sa force (in-)tranquille et l’insolence de ses éditoriaux, dont le célèbre « Soldats contre qui ? ». Comme un fait-divers anecdotique, il vous raconte, entre une bouffée de cigarette et la correction d’une phrase de votre article pour L’Orient-Express, qu’il est poursuivi depuis plusieurs jours par des voitures sans plaque. Il n’en tremble pas, ne s’en vante pas non plus, hausse les épaules, détaché. Il le sait, c’est la règle du jeu, le prix à payer pour une parole libre dans cette région du monde…

Il est vrai que d’autres bonheurs l’attendent. Il vient d’aménager, avec Gisèle, dans leur nouvel appartement de Beyrouth. Comme pour faire table rase de leurs mariages respectifs précédents et d’un passé trop lourd, les lieux sont épurés, sobres, voire neutres. On n’y trouve aucun des objets habituels des intérieurs libanais, ni photos de bébés à risettes ou d’aïeux vénérés, ni bouquets de fleurs séchées, ni tapis persans, ni argenterie de famille ou bibelots légués par les parents. Résolument tournée vers l’avenir, la maison se distingue par la bibliothèque impressionnante de Samir dans laquelle figure, en bonne place, la série complète des SAS, les romans d’espionnage érotico-chic de Gérard de Villiers, comme un pied-de-nez aux intellos bien-pensants et aux idéologies pesantes…

La beauté à la fois harmonieuse et piquante de Gisèle, elle, ne peut laisser indifférent, mâtinée cependant d’une forme d’insolence narquoise qui n’est pas sans rappeler celle de Samir, faisant d’elle, en quelque sorte, sa sœur d’âme. C’est que comme tous les vrais couples, ils sont quelque part des jumeaux, se nourrissant l’un de l’autre, buvant à la même coupe, absorbant, éblouis, tout ce que chacun peut donner à l’autre. Mais il est tout aussi vrai de dire que dans le duo, il y a un Pygmalion, un rôle naturellement joué par Samir. Il est celui qui révèle et fait exploser les talents jusque-là discrets de la journaliste timide des débuts. Portée par cet amour et par des convictions politiques communes, la voilà plus assurée, maîtrisant à la perfection les dossiers arabes les plus pointus, débattant avec courage et audace avec les personnalités politiques les plus éminentes de la région, posant les bonnes questions, n’hésitant pas, avec un art consommé de la polémique, à pousser parfois ses invités dans leurs derniers retranchements.

Samir, de son côté, est sur tous les fronts. Après avoir été l’un des plus jeunes collaborateurs du Monde Diplomatique, il conçoit et dirige L’Orient-Express le bien nommé, un relais entre l’Europe et l’Orient, « un train qui se hâte lentement » et un mensuel qui bouscule en vingt-sept numéros seulement tous les codes du journalisme des années quatre-vingt-dix. Les plumes de la revue mêlent « ceux qui n’y croient plus », militants des organisations contestataires de gauche des années soixante-dix, et « ceux qui y croient encore », jeunes talents de la génération Kassir ayant poursuivi leurs études à l’étranger sans avoir connu la guerre et opposants à l’ère Hariri et à la reconstruction du centre-ville. Le brassage est détonnant, dénué de lieux communs, de tabous ou de zones protégées. Les éditoriaux politiques fulgurants de Samir font le reste. Le magazine cessera cependant de paraître suite au décrochage des annonceurs, ulcérés par le ton impertinent de la première (et dernière ?) rubrique de critique de campagnes publicitaires ayant jamais existé dans une publication libanaise. Le flambeau sera repris par L’Orient littéraire axé certes sur les littératures d’ici et d‘ailleurs, mais avec ce même mixage éclectique de plumes et de sensibilités et un même attachement viscéral aux libertés, toutes les libertés.

Samir, tout en cultivant une nonchalance que seuls peuvent se permettre les vrais talents, monte alors sa maison d’édition « Layali », enseigne les sciences politiques à l’Université Saint-Joseph, devient l’un des éditorialistes les plus lus du Nahar et écrit une Histoire de Beyrouth, considérée comme une œuvre de référence en la matière. Il n’en oublie pas pour autant la lutte politique, devenant le fer de lance de la résistance contre l’occupant syrien et l’une des figures de proue du 14 mars et de la Révolution du Cèdre.

Lutter contre les préjugés d’une société attachée aux valeurs de la famille et implacable à l’égard des briseurs – et des briseuses surtout – de ménages, tout en résistant aux menaces physiques de l’un des régimes arabes les plus féroces de la région, exige des protagonistes non seulement du courage, mais aussi une bonne dose de désinvolture, voire d’inconscience que le couple pratique avec humour et une certaine élégance. Faut-il y voir aussi de l’orgueil, un sentiment de supériorité ou de dédain pour le reste du monde dont le couple a parfois été, à tort ou à raison, accusé ? Ou alors un certain déni de la réalité, un refus du danger au nom du dogme de la liberté d’expression des journalistes au Liban qui s’est avéré être, par la suite, tragiquement factice ?

Alors, quand un certain 2 juin 2005, la belle aventure prend brutalement fin dans les débris de la voiture de Samir, victime d’un attentat fatal, c’est dans la saga des couples mythiques qu’elle s’inscrit, ceux dont les divinités du destin, les Moires grecques, jalouses, envient le bonheur et qui ne peuvent connaître qu’une fin tragique.

Certes, Gisèle continuera la lutte. Cette résistante, Antigone moderne du combat contre l’injustice et l’oppression, empruntant à Samir sa provoc, sa posture de défi, voire sa morgue et un certain panache, avec l’aide de ses multiples étudiants, disciples et amis et l’appui de l’Union Européenne, sera à l’origine de plusieurs initiatives : de la Fondation Samir Kassir, à SKeyes (portant le beau nom de Samir Kassir Eyes) institution luttant pour la liberté d’expression des journalistes, en passant par le Prix annuel Samir Kassir et le Festival du Printemps de Beyrouth qui offre de multiples activités culturelles et artistiques gratuites pour tous, jusqu’au soutien des causes arabes, surtout la cause palestinienne chère au cœur de Samir.

Les années passant, le corps de Gisèle, lourd de tous les combats perdus, de tous les êtres chers disparus et amputé de l’homme aimé, finit par lâcher prise. Après des mois de lutte, c’est une Gisèle méconnaissable, la voix rauque, les traits accusés, le cheveu court, les yeux embués de larmes lorsqu’on évoque Beyrouth qu’elle a quittée pour se réfugier, comme dans un cocon fœtal, dans sa maison de famille de Okaibé, que l’on découvre dans sa dernière entrevue télévisée, quelques jours avant sa mort. Si la militante résiste toujours, la femme en elle a visiblement déposé les armes et admis la victoire du temps sur elle. Et l’on se prend, toute honte bue, à se féliciter que l’homme qui avait tout abandonné pour elle – « la Beyrouthine extra-muros » comme il l’avait dénommée dans la première dédicace de livre qu’il lui avait offerte – n’ait pas eu le temps de voir en elle un être brisé par la maladie, et n’ait gardé d’elle que l’image rayonnante d’une femme dans la plénitude de sa beauté.

Samir, quant à lui, fauché comme Camus, dans la force de l’âge, au volant d’un engin de mort, mort emprisonné dans une forêt de ferraille, restera à tout jamais, à nos yeux, cet éternel jeune homme à la dégaine désinvolte, au sourire narquois, aux yeux lointains et au regard séducteur, portant dans ses tripes tout le malheur arabe et autour du cou l’écharpe glorieuse de la Révolution du Cèdre.

Une fin fulgurante et violente pour l’un, lente et cruelle pour l’autre.

La même tragédie, celle d’un couple foudroyé par un bonheur impossible.

Ils sont beaux, insolents et libres. Donc, impardonnables. Dans les contrées du « Malheur arabe », dans l’Orient de la répression, celle des esprits et des corps, aux yeux de ceux qui tiennent désormais d’une main de fer un Liban jadis souriant, libéral et libertin, ils font tache, ils font désordre… Juste en existant, en s’affichant sans se cacher, sans peur – mais non...
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