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Moyen-Orient - Reportage

Dans quelques minutes, votre maison sera bombardée : les Gazaouis face au « hakech bagag » israélien

Quels objets choisiriez-vous d’emporter si vous saviez que vous étiez sur le point de tout perdre ? Il y a un an, une quatrième guerre entre Israël et le Hamas ravageait la bande de Gaza. Pendant 11 jours de conflit, entre le 10 et le 21 mai 2021, l’armée israélienne a une nouvelle fois utilisé une technique unique au monde qui consiste à alerter les civils à l’avance que leur habitation s’apprête à être visée par une frappe aérienne.

Dans quelques minutes, votre maison sera bombardée : les Gazaouis face au « hakech bagag » israélien

À chaque guerre avec le Hamas, l’armée israélienne met en place une technique unique au monde : alerter les civils au moyen d’un SMS, d’un appel téléphonique ou d’un obus vide largué sur le toit que leur immeuble s’apprête à être visé par une frappe aérienne. C’est ainsi qu’un nombre incalculable de Gazaouis ont dû choisir en quelques heures – parfois en seulement cinq minutes – quels effets personnels sauver avant qu’un missile de 900 kilos ne détruise tout le reste. Un album photo, la caméra d’un journaliste, les livres d’un libraire, les documents d’identité d’un réfugié, un bijou ou un doudou. Photo Charles Thiéfaine

« Bienvenue dans nos nouveaux locaux », sourit Farez Alghoul en ouvrant la porte. La décoration de sa boîte de production audiovisuelle est spartiate – des cadres accrochés sur les murs blancs, des fauteuils, quelques tables et deux haut-parleurs couverts de poussière qu’il a pu chiner dans les décombres de ses bureaux précédents. Puis il y a cette vieille caméra à cassette qui trône sur la table basse. La caméra de son père, le journaliste Marouane Alghoul, sauvée de justesse avant l’effondrement de la tour al-Jalaa, visée par des frappes aériennes israéliennes l’après-midi du 15 mai 2021. « Mon père avait acheté cette caméra en 1996 ou 1997. La même année, l’objectif a été brisé par un soldat israélien alors que mon père le filmait, le soldat l’a cassé avec son arme et depuis lors nous l’avons conservée comme un souvenir. Lors de la guerre de 2014, nous l’avons emportée avec nous avant que nos bureaux ne soient bombardés, et lors de la dernière guerre aussi, c’est la première chose que nous avons sauvée parce que c’est un objet important, ça représente l’histoire de mon père et de sa carrière », raconte Farez Alghoul en auscultant l’objet sous tous les angles, comme pour se persuader que la caméra est bien là, entre ses doigts, et pas enfouie sous mille tonnes de pierre et d’acier.

La destruction de la tour al-Jalaa avait choqué le monde. L’immeuble de treize étages abritait des logements et les bureaux de nombreux médias locaux et étrangers, tels qu’al-Jazeera et l’agence américaine Associated Press. Intouchable, s’étaient dit les locataires. Jusqu’à ce qu’un coup de téléphone ne vienne confirmer l’impossible. Il s’en était suivi une négociation perdue d’avance entre le propriétaire du building et l’armée israélienne.

« - S’il vous plaît, est-ce que vous pouvez dire à votre supérieur que nous avons besoin de dix minutes de plus ? Ça ne change rien pour vous si c’est 15h ou 15h10. Le bâtiment est condamné, c’est clair, tout ce que nous voulons, c’est que quatre personnes qui portent des gilets pare-balles de journaliste puissent aller chercher leur matériel. Ils ont filmé toute la journée à l’hôpital suite au bombardement qui a tué dix personnes ce matin. Personne ne veut créer des ennuis, nous avons juste besoin de dix minutes de plus, avait supplié le propriétaire, Jawad Mahdi, filmé en direct par plusieurs chaînes de télévision.

- Écoutez, personne n’est autorisé à entrer dans le bâtiment. Personne, avait insisté l’officier.

- Nous respectons votre opinion, nous n’allons pas entrer sans votre autorisation, donnez-nous simplement 10 minutes de plus.

- Non, je ne peux pas vous donner 10 minutes. Personne n’est autorisé à entrer dans le bâtiment. Nous vous avons déjà donné une heure pour évacuer. Je dis ça pour eux, pas pour moi. Il s’agit de préserver leur vie, pas la mienne. »

Farez Alghoul était dans ses bureaux lorsqu’il apprend qu’un bombardement est imminent. Il se précipite sur la caméra de son père, agrippe deux disques durs, abandonne la majorité des archives et court à en perdre le souffle. « Je me souviens de chaque bouton de cette caméra. J’ai pris de bonnes vidéos avec. J’ai tout perdu, sauf cette caméra. Je ne sais pas comment elle a survécu. Peut-être qu’il y a une connexion mentale entre elle et moi. Je l’adore », s’enthousiasme Marouane Alghoul, 59 ans, aujourd’hui reconverti dans la culture de fraises.

Une technique unique au monde

Depuis 2006, l’armée israélienne utilise une technique unique au monde à chaque escalade de violence avec le Hamas, l’organisation islamiste en charge de l’enclave : alerter les civils au moyen d’un SMS, d’un tract, d’un appel téléphonique ou d’une détonation causée par une petite charge explosive que leur propriété s’apprête à être visée par une frappe aérienne. Une sorte de coup de semonce que les Israéliens ont surnommé « hakech bagag » (littéralement, un « coup sur le toit »). Le but : détruire les infrastructures de l’ennemi tout en laissant aux résidents le temps de fuir la zone. C’est ainsi qu’un nombre incalculable de Gazaouis ont dû choisir en quelques heures – parfois en seulement cinq minutes – quels effets personnels sauver avant qu’un missile ne détruise tout le reste.

La guerre commence et il faut s’assurer que son téléphone est chargé en permanence malgré les coupures d’électricité, rester à l’affût de la sonnerie, du bruit des avions, des déflagrations – était-ce une explosion au loin ou une détonation d’alerte, tout proche ? Choisir en une fraction de seconde les objets qui importent, c’est abandonner ceux qui comptent moins, le trop gros, le trop lourd. C’est choisir le bocal du poisson rouge à la place de sa télévision, le livre de mathématiques plutôt que le manuel de biologie. Les plus expérimentés auront déjà préparé un sac dès les premières heures de la guerre avec le titre de propriété, la carte de réfugié, le carnet de vaccination, une bonne paire de chaussures, la peluche préférée du cadet, l’or et le liquide, le sans valeur et le hors de prix.

Le 12 mai 2021, le dernier jour de ramadan, Anoud Efranji, 20 ans, se réveille à l’aurore pour la prière lorsqu’elle entend le bourdonnement des drones, immédiatement suivi d’un tonnerre d’explosions. Elles se rapprochent. Le gardien de leur immeuble avait déjà reçu le coup de téléphone de l’armée israélienne lors de la guerre de 2014 et une petite charge non létale avait alors explosé sur le toit pour prévenir les résidents de l’imminence d’une frappe. Cette fois-ci, la jeune fille n’attend ni l’un ni l’autre et s’enfuit sans rien emporter. Elle descend les marches de la cage d’escalier quatre à quatre lorsqu’un voisin la fusille du regard : « Rhabille-toi! » Dans la panique, elle avait oublié d’emporter son foulard. Une fois dans la rue, elle réalise qu’elle a pu sauver, sans même le vouloir, les bagues en or de sa mère qui brillent sur ses doigts fins comme des phares dans la nuit. « Au début de la guerre, ma mère avait distribué à toutes ses filles les bijoux familiaux en nous donnant pour instruction de les porter 24 heures sur 24 afin de ne pas les laisser derrière nous lorsqu’il sera l’heure de fuir », raconte Anoud, un hijab immaculé collé sur son visage. Lorsqu’elle rentre chez elle, la jeune étudiante en droit constate qu’une frappe a réduit en cendre un bureau administratif des Affaires étrangères, tenu par le Hamas et situé au rez-de-chaussée de sa tour d’habitation.

Au centre culturel Holst, à Gaza, de nombreux artistes, cinéastes et chorégraphes se retrouvent pour s’entraîner ou répéter. Photo Charles Thiéfaine

« Nous n’avons rien perdu de plus précieux »

Pour Hamad Jawad Mahdi, la survie est une machine bien huilée. Au début de chaque nouvelle guerre, ce tailleur de 36 ans prépare quatre besaces contenant ses biens les plus précieux, y compris les cassettes vidéo de son mariage. Lorsque la quatrième guerre de Gaza éclate, il se prépare sans trop y croire. L’armée israélienne n’osera jamais bombarder l’immeuble qui abrite les bureaux d’Associated Press, pense-t-il. Puis le téléphone de son père se met à sonner. « Dans la précipitation, j’ai oublié l’un des sacs, celui qui contenait les cassettes de mes noces », soupire Hamad. « Je m’en suis rendu compte trois jours après le bombardement. Nous étions tous réfugiés chez ma sœur et on discutait de ce qu’on était parvenus à sauver… » Sa mère Najah, elle, perdra tous les souvenirs de son fils Hazem, mort noyé à l’âge de 17 ans, dont un journal dans lequel elle lui écrivait des lettres depuis sa disparition. « Nous n’avons rien perdu de plus précieux », regrette Hamad. Israël affirmera – sans jamais en apporter la preuve – que la tour était utilisée par une unité cybernétique du Hamas.

Malgré cette technique « de pointe » qui consiste à avertir à l’avance d’un bombardement, près de 200 civils palestiniens, dont un tiers d’enfants, ont trouvé la mort en l’espace de 11 jours lors de l’escalade de mai 2021. Des frappes aériennes qui ont également détruit 1 600 habitations et ont causé plus de 300 millions d’euros de dommages, d’après la Banque mondiale. L’armée israélienne affirme pourtant que ses « coups sur le toit » démontrent un respect à toute épreuve du droit international et des opérations guidées par un idéal : celui de minimiser les victimes collatérales coûte que coûte, quitte à alerter son ennemi en même temps que la population.

« C’est une question de légalité vis-à-vis du droit international et de légitimité vis-à-vis de la communauté internationale », analyse Kobi Michael, chargé de recherche à l’Institute for National Security Studies (INSS), un centre de recherche israélien. À en croire les défenseurs de cette technique, prévenir à l’avance qu’une frappe est imminente permettrait d’adhérer strictement au droit humanitaire international, plus communément appelé « droit de la guerre », qui exhorte les belligérants à respecter deux grands principes : la distinction et la proportionnalité. Le fait de prévenir les civils à l’avance de l’imminence d’un bombardement semble démontrer une volonté claire de la part d’Israël de distinguer les combattants des non-combattants – contrairement au Hamas qui tire ses roquettes sur Israël de façon indiscriminée. En revanche, des frappes comme celles qui ont détruit l’immeuble al-Jalaa suggèrent une violation flagrante du principe de proportionnalité, qui stipule que les dommages causés par une attaque ne peuvent pas être excessifs en comparaison avec les avantages militaires attendus.

« Le fait de prévenir et le choix et la manière dont on mène une attaque ne sont pas la même chose », rappelle Donatella Rovera, enquêtrice au sein d’Amnesty International. « Il est vrai qu’il faut prévenir, mais il faut que d’autres conditions soient réunies. Il faut que la cible soit effectivement une cible légitime et que l’attaque ne cause pas des dégâts disproportionnés par rapport aux avantages militaires qu’on pourrait en retirer. Il faut que ce soit très, très clair : non, le fait de donner un avertissement n’est pas du tout suffisant », martèle-t-elle. L’organisation Human Rights Watch a, pour sa part, estimé dans un rapport publié deux mois après les affrontements que les forces israéliennes et les groupes armés palestiniens s’étaient tous rendus coupables de violations qui pourraient constituer des crimes de guerre.

« J’avais peur qu’ils soient tués dans les bombardements. J’ai emmené mon oiseau et mon poisson rouge pour les protéger », raconte Nana, 10 ans. L’appartement a été en partie soufflé par une explosion. Une attaque aérienne israélienne qui visait une banque du Hamas juste en face de leur immeuble, situé à Khan Younès, au sud de la bande de Gaza. Photo Charles Thiéfaine

Une clef jaune

C’était un mercredi et le soleil était à son zénith. Une vibration dans la poche, un numéro inconnu, un frisson dans l’échine. Raëd Sbaih enregistre la conversation.

« - Nous voulons bombarder le bâtiment à côté de vous qui est orienté vers l’ouest, annonce son interlocuteur.

- Le bâtiment voisin ? répond Raëd, interloqué.

- Non, ce n’est pas le bâtiment de la sécurité préventive, c’est un plus petit bâtiment de trois étages. Sur ma carte, je vois qu’il y a trois étages.

- Je ne comprends pas, c’est quel bâtiment orienté vers l’ouest ? Tout à fait à l’ouest ?

- Exactement.

- Mais ce sont des magasins qui n’ont pas d’étages au-dessus d’eux. Il y a seulement un rez-de-chaussée.

- D’accord. Il y a donc un étage constitué d’entrepôts. Et est-ce qu’il y a des gens qui habitent là ou est-ce que ce sont seulement des magasins ?

- Seulement des magasins.

- Parfait. Nous voulons bombarder ces entrepôts, et parce que le missile causera des dommages aux alentours, il faut également évacuer tous les bâtiments dans lesquels vous vivez.

- Écoutez, je suis très loin de chez moi. Je suis à la maison de mon père et j’ai besoin de temps pour pouvoir agir.

- Combien de temps voulez-vous, 5 minutes ?

- 5 minutes, ce n’est pas assez, je suis loin de l’endroit, j’ai besoin de deux heures.

- Pourquoi deux heures ? Je pourrais venir de Haïfa en deux heures !

- Bon, je vais essayer d’appeler les voisins pour les prévenir, mais j’ai besoin de plus de temps.

- OK, alors appelez les voisins et dites-leur d’évacuer. »

Au moins cinq missiles s’abattent alors sur le quartier. Quand la poussière se dissipe, Raëd Sbaih constate que sa maison a disparu. L’armée a non seulement visé les magasins, mais également sa tour d’immeuble où il vivait avec neuf autres familles. L'officier lui a menti, la stupéfaction laisse rapidement place à la rage. « Ce que je ressens est indescriptible. Tous mes souvenirs et ceux de mes enfants ont été enterrés ici », se désole le quadragénaire à la barbe poivre et sel en montrant d’un geste las le terrain vague où se dressait son domicile. Des éclats de verre jonchent encore la terre comme des coquillages sur une plage.

Raëd, sa femme et leurs quatre enfants n’avaient rien emporté avec eux, si ce n’est la clef jaune de leur appartement. L’ironie n’a pas échappé à ce petit-fils de réfugiés palestiniens expulsés de chez eux à la création de l’État d’Israël. Comme d’innombrables victimes de la Nakba, ses aïeux avaient emporté la clef de leur maison en espérant un jour rentrer chez eux. « En 1948, ils avaient gardé leur clé parce que c’était la seule chose qui leur rappelait leur terre, leurs biens et leur vie, raconte Raëd. Maintenant, nous sommes comme eux. »

« Bienvenue dans nos nouveaux locaux », sourit Farez Alghoul en ouvrant la porte. La décoration de sa boîte de production audiovisuelle est spartiate – des cadres accrochés sur les murs blancs, des fauteuils, quelques tables et deux haut-parleurs couverts de poussière qu’il a pu chiner dans les décombres de ses bureaux précédents. Puis il y a cette vieille caméra à...

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