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Moyen-Orient - Éclairage

La Turquie rebat ses cartes dans la région

Après la visite inédite du prince héritier d’Abou Dhabi à Ankara en novembre dernier, le président turc a multiplié les signes d’ouverture à l’égard d’autres pays du Moyen-Orient, marquant un changement de stratégie dans sa politique étrangère.

La Turquie rebat ses cartes dans la région

Le prince héritier d’Abou Dhabi, cheikh Mohammad ben Zayed al-Nahyan (à gauche), aux côtés du président turc Recep Tayyip Erdogan, à Ankara, le 24 novembre 2021. Adem Altan/AFP

Amorcés il y a près d’un an, les efforts turcs pour tendre la main à plusieurs rivaux régionaux s’accélèrent. Signe d’un changement de stratégie en politique étrangère, Ankara a récemment affiché sa volonté de se rapprocher de plusieurs pays de la région à l’instar de l’Égypte, des Émirats arabes unis (EAU), de l’Arabie saoudite, d’Israël et de l’Iran, en vue de consolider ses intérêts géopolitiques et économiques. « Le recalibrage de la politique étrangère turque a débuté en 2021 après que le pays a constaté que son approche agressive et ambitieuse avait été préjudiciable à ses intérêts, ayant conduit à son isolement régional et à la détérioration des relations avec ses partenaires occidentaux », souligne Sinan Ulgen, spécialiste des affaires internationales turques au Carnegie Europe à Bruxelles. Les velléités expansionnistes de la Turquie en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale, dans le Caucase ou encore en Asie centrale, avaient provoqué l’ire de ses voisins ainsi que de ses alliés de l’OTAN. Si Ankara cherche aujourd’hui à améliorer ses relations avec les pays de la région, son revirement s’inscrit plus généralement dans le contexte de la désescalade en cours au Moyen-Orient, entamée au début de l’année dernière avec la réconciliation des pays du Golfe. Mettant fin à un isolement de plus de trois ans du Qatar – soutenu par la Turquie – qui était accusé d’être trop proche de l’Iran et de soutenir les Frères musulmans et ses groupes affiliés, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et Bahreïn avaient décidé lors du sommet du Conseil de coopération du Golfe d’al-Ula, le 5 janvier 2021, de rétablir des relations diplomatiques complètes avec l’émirat gazier. Cette décision, prise à l’initiative de Riyad, était notamment motivée par le souci de faire bonne figure face à l’arrivée de Joe Biden au pouvoir à Washington. Le nouveau locataire de la

Maison-Blanche s’était en effet montré plus ferme que son adversaire républicain Donald Trump sur la question des droits de l’homme et du conflit yéménite, marquant une rupture avec la complaisance de son prédécesseur vis-à-vis des pays du Golfe. « Le départ de Trump, le désengagement américain du Moyen-Orient, l’accord d’al-Ula et le désir des pays de la région de se redresser économiquement dans l’ère postpandémique ont contribué à ce moment de désescalade », observe Ali Bakir, professeur assistant au centre qatari Ibn Khaldoun. Ce climat d’apaisement avait également ouvert la voie à la reprise du dialogue entre l’Iran et l’Arabie saoudite, qui avaient entamé en avril dernier des discussions bilatérales secrètes par l’intermédiaire de Bagdad, avec pour principal objectif de trouver une sortie de crise au Yémen. Riyad et Téhéran seraient même en voie de normalisation de leurs relations, alors qu’une mission diplomatique iranienne auprès de l’Organisation de la coopération islamique a ouvert la semaine dernière ses bureaux à Djeddah, en Arabie saoudite, six ans après la rupture des liens entre les deux puissances. Des avancées qui ne sauraient toutefois dissimuler les tensions qui se poursuivent dans la région, comme l’illustrent les récentes attaques menées la semaine dernière à Abou Dhabi par les rebelles houthis – soutenus par l’Iran – provoquant l’explosion de trois camions-citernes, à l’heure où Washington et Téhéran s’efforcent de sauver l’accord de 2015 sur le nucléaire dans le cadre des pourparlers en cours à Vienne. « S’il est de plus en plus probable que les négociations avec l’Iran sur le JCPOA se terminent amèrement, la situation régionale pourrait davantage se tendre avec le retrait de Téhéran de ces pourparlers, note Sinan Ulgen. Dans ce contexte, les pays du Conseil de coopération du Golfe n’ont pas intérêt à avoir une relation acrimonieuse avec la Turquie et d’autres puissances régionales. »Symbole de la détente amorcée entre les EAU et la Turquie, la visite inédite le 24 novembre dernier du prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammad Ben Zayed al-Nahyane à Ankara pour y rencontrer le président Recep Tayyip Erdogan. Cette rencontre entre deux hommes forts aux ambitions rivales constituait une première depuis 2012. Lors du printemps arabe, les relations entre Ankara et Abou Dhabi s’étaient fortement dégradées, le premier soutenant des groupes islamistes proches des Frères musulmans, tandis que le second menait une contre-révolution face à ce qu’il considérait comme une menace existentielle à son propre régime. Le président turc avait par la suite suspecté les EAU d’avoir joué un rôle dans la tentative de coup d’État de juillet 2016 pour le renverser et avait pris l’année suivante le parti de Doha face au blocus imposé par le quartette arabe. Si les deux parties continuent de soutenir des camps opposés sur plusieurs théâtres régionaux à l’instar de la Libye, de la Tunisie ou encore de la Syrie, la période de désescalade actuelle incite Ankara « à revenir à un programme axé sur l’économie et à se concentrer sur la diplomatie pour récolter les fruits de ses efforts antérieurs, sous la forme d’accords politiques et économiques, tout en préservant sa position sur les principaux théâtres géopolitiques concernant le PKK, la Syrie, la Méditerranée orientale et la Libye entre autres », souligne Ali Bakir.

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Promesses d’investissement

Embourbée dans une crise économique sans précédent à l’approche des élections générales prévues en juin 2023, la Turquie a vu la valeur de la livre fortement chuter en raison de plusieurs facteurs comme la perte d’investissements étrangers et le manque de réserves de change. Dans ce contexte, Ankara « recherche activement des accords d’échange et des promesses d’investissement », souligne Soner Cagaptay, spécialiste de la Turquie au sein du Washington Institute. « De leurs côtés, les Émiratis sont toujours friands d’opportunités d’investissement bon marché et la Turquie est actuellement très abordable », ajoute-t-il. Mercredi dernier, les Banques centrales des deux pays ont ainsi signé un accord d’échange de devises d’un montant équivalent à 5 milliards de dollars. D’une durée de trois ans, cette opération de « swap » doit permettre à Ankara et à Abou Dhabi de se fournir réciproquement en liquidités. Elle fait également suite à la promesse, faite par le dirigeant émirati lors de sa visite en Turquie, d’investir directement dans le pays pour 10 milliards de dollars.

Le président turc a également indiqué au début du mois qu’il se rendra en Arabie saoudite en février, pour une visite officielle inédite depuis l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul, en octobre 2018. S’il convoite les investissements de Riyad, Ankara souhaite également que le royaume saoudien mette fin au boycott informel qui pèse depuis plus d’un an sur les importations turques, tandis que les voyages en Turquie sont déconseillés. De son côté, l’Arabie saoudite souhaite retrouver une légitimité internationale après la pluie de critiques qui s’était abattue sur elle dans le sillage de l’affaire Khashoggi. S’il était l’un des acteurs principaux à pointer du doigt la responsabilité du prince héritier saoudien dans ce meurtre, Ankara semble avoir récemment adouci le ton.

Frères musulmans

Du côté des pays du Golfe, d’autres concessions pourraient être exigées d’Ankara, la principale étant « une remise en cause de sa politique envers les Frères musulmans », indique Sinan Ulgen, qui précise que « la Turquie a déjà opéré un changement quant à sa politique de soutien inconditionnel aux “Frères” et sévèrement atténué sa rhétorique à l’encontre du gouvernement Sissi en Égypte ». Depuis mars dernier, la Turquie a annoncé avoir établi ses premiers contacts diplomatiques avec Le Caire. Si Ankara avait salué en 2012 l’arrivée au pouvoir en Égypte de Mohammad Morsi, issu de la mouvance islamiste, le coup d’État de juillet 2013 du général Abdel Fattah el-Sissi – qui a fait de la lutte contre la confrérie sa priorité – avait mis fin à cette lune de miel. Alors que les pourparlers entre les deux pays se sont poursuivis en septembre sans pour autant donner lieu à des progrès significatifs, le président turc a déclaré fin novembre dernier, en réponse à une question sur les relations difficiles que la Turquie entretient avec Israël et l’Égypte, qu’il envisageait « un rapprochement progressif » avec ces derniers. Pour Le Caire, Ankara doit cependant fournir plus d’efforts sur le dossier des Frères musulmans en réduisant au silence les médias affiliés au groupe, à Ankara et à Istanbul.

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Crispées depuis 2010, les relations entre Ankara et Israël ont été marquées en 2018 par le rappel mutuel des ambassadeurs après la mort de manifestants palestiniens à Gaza tués par l’armée israélienne. Des tensions étaient également apparues au regard des liens que la Turquie entretient avec le Hamas, au pouvoir dans l’enclave. Si une embellie était cependant apparue en novembre dernier, à la suite d’un contact téléphonique entre le président turc et son homologue israélien Isaac Herzog ainsi que le Premier ministre Naftali Bennett, l’État hébreu exige cependant « que les relations turques avec le Hamas soient réduites dans une plus large mesure », ajoute Sinan Ulgen.

Dans le sillage de son opération de séduction envers plusieurs pays de la région, Ankara semble également vouloir se rapprocher de l’Iran. Favorisé par l’arrivée au pouvoir à Téhéran du nouveau président Ebrahim Raïssi, enclin à apaiser les tensions avec ses voisins, ce rapprochement a débouché sur la signature d’un mémorandum sur une amélioration globale des relations bilatérales. Si leurs intérêts divergent sur de nombreux théâtres régionaux, comme en Syrie, au nord de l’Irak et dans le Caucase, le pragmatisme des deux puissances ne semble pas les empêcher de chercher à nouer en parallèle des partenariats économiques.

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