Hommages

Celle qui a franchi toutes les frontières

Jusqu’au dernier moment, Etel Adnan n’a cessé d’écrire et de dessiner, comme si elle en était à sa première page et à son premier tableau, avec la même fraîcheur et la même volonté.

Celle qui a franchi toutes les frontières

© Joe Kesrouani

Lors de notre dernière rencontre, Etel était assise dans le salon où nous nous retrouvions d’habitude. Elle était fatiguée et tout endolorie. Le médicament qu’elle prenait pour calmer la douleur lui donnant des vertiges, elle a arrêté de le prendre. Je lui ai dit : « Nous allons demander au médecin de te prescrire un autre médicament. » Sa réponse a été sans appel : « Il n’y a pas de médicaments pour la vieillesse ! » Simone, Nawal et Fawwaz étaient présents à ce moment. Nous n’avions pas l’impression d’être là pour nous dire adieu, mais pour prolonger une conversation commencée des décennies plus tôt. Elle relevait sa tête penchée pour donner son avis, à voix basse, sur tel ou tel sujet, pour parler de Nietzsche ou pour définir sa conception de la poésie.

Jusqu’au dernier moment, Etel Adnan n’a cessé d’écrire et de dessiner, comme si elle en était à sa première page et à son premier tableau, avec la même fraîcheur et la même volonté.

Sur les murs de la salle où elle dessinait, et à même le sol, on retrouve des peintures inachevées, et des esquisses de nouveaux dessins qu’elle avait l’intention de faire, alors que ses toiles sont exposées maintenant un peu partout dans le monde : à la galerie Lelong à Paris, au centre Pompidou-Metz, ou au musée Guggenheim à New York. Là, sont accrochées, l'une à côté de l'autre, ses petites huiles sur toile, ainsi que des dessins au fusain et à l'encre de Chine. Des « livres-accordéons » dépliés en longueur sur des tables latérales ressemblent à des sculptures de papier, à des boutons de roses fraîches écloses qui sortent de leur silence et livrent leurs couleurs. Ils sont comme elles des œuvres nomades qui naviguent dans l'espace et le temps, du Liban à Paris, de San Francisco à New York, et réunies ici et là dans une sorte de remembrement ou comme des effets rassemblés au terme d'un long voyage.

Il lui suffit de prendre dans sa main ses tubes de couleurs, de les presser avec ses doigts et d'en déposer une touche sur sa toile pour que naisse la surprise. Dans sa peinture, le paysage naturel se contente de lui-même et n'admet pas d'élément étranger. Les personnages en sont totalement absents. On dirait ces jardins japonais faits pour être vus de l'extérieur et dont seul l'œil averti peut fouler le sol. Nul objet donc, vu de l'extérieur, dans le champ du tableau. Rien pour en troubler la pureté, pas même la signature de l'artiste puisqu'elle figure, surtout depuis ces dernières années, sur l'envers de la toile. Le tableau a-t-il besoin de la signature de celle qui a peint le paysage auquel elle s'identifie et qui est, dans une certaine mesure, son portrait à elle ? Ne dit-elle pas elle-même « Ces montagnes et ces mers sont mon autre visage, le plus durable et le plus constant » ?

Le mont Tamalpais qui fait face à sa maison de Sausalito en Californie est à Etel ce qu'était à Cézanne la montagne Sainte-Victoire. Elle le dessine et le redessine sans cesse, liée à lui par une histoire d'amour. Il est un point focal et, au même titre que le ciel, la mer et les nuages, une fenêtre ouverte sur le soi et l'univers. Que deviendrait-il, planté là où il est, sans personne pour le percevoir, pour observer les changements de la lumière à sa surface, pour en palper les profondeurs et écouter les battements de son cœur ? Il revient souvent dans ses œuvres picturales et littéraires. Elle lui a même consacré un livre, Voyage au mont Tamalpais, qui compte parmi ses écrits les plus beaux.

La peinture telle que la conçoit Etel Adnan est un espace fait pour l'œil qui transperce l’apparence des choses pour accéder à leur nature profonde. Ainsi ses œuvres nous interpellent-elles une à une ou, telles qu'elles nous regardent dans ses dernières expositions, l'une à côté de l'autre, s'écoulant tranquillement comme un fleuve de couleurs. Dans chacune d'elles, l'artiste transforme la couleur du ciel selon son humeur. Les masses architecturales qui figurent les montagnes et les mers ne sont jamais fixes. La pleine lune n'est pas forcément ronde.

Le parcours d'Etel Adnan évolue en marge des écoles et des théories de l'art, toute consciente qu'elle est de leur importance. Car, pour elle, le tableau n'est pas seulement connaissance mais expérience. Elle dit : « Il ne nous suffit pas de savoir, encore faut-il faire l'expérience de ce que nous savons. »

Dans l'œuvre d'art, la culture occidentale accorde une grande place aux personnages. Pendant la Renaissance italienne, les corps et les visages occupent le premier plan, reléguant la nature à un rôle d'arrière-fond, de simple point d'appui. C'est avec les Impressionnistes que celle-ci devient le sujet véritable, la valeur en soi. Monet voit le monde comme une poussière lumineuse et détruit l'idée du tableau. Mais c'est une destruction positive. Comme le dit Heidegger : « La destruction est une étape de la reconstruction. » Van Gogh se concentre lui aussi sur la nature qu'il humanise, peignant à travers elle son âme meurtrie, mais avec des couleurs vives. Dans ses tableaux, les personnages sont aussi petits que dans les estampes japonaises. Outre ces artistes qui ont inauguré une ère nouvelle dans la représentation de la nature et dont Etel Adnan a retenu la leçon, il faut citer Kandinsky, ainsi que Poliakoff qui, sans être oriental ni européen, réunit dans ses œuvres les sensations de l'Orient et de l'Occident, puis, enfin et surtout, Nicolas de Staël chez qui le paysage se transforme en lignes, en empâtements de couleurs et en forces antagonistes. Les petits détails ne l'intéressent pas. Ce qui l'intéresse, c'est l'effet de collision. Etel dit : « Je me retrouve dans cette conception, à cette différence près que de Staël fait s'entrechoquer les couleurs et que moi je les pose calmement l'une à côté de l'autre. »

La peinture d'Etel Adnan évolue dans un registre différent de celui dans lequel se déploie son œuvre en vers et en prose. Alors que le Liban de la guerre civile est présent dans des romans comme Sitt Marie Rose (1977) ou L'Apocalypse arabe (1989), que les événements de l'histoire contemporaine sont présents dans sa poésie, de la Palestine au Liban et de la Syrie et à l'Irak, révélant la figure de l'artiste engagée, cet aspect reste majoritairement absent de son œuvre picturale. Lorsqu'elle peint, elle laisse s'exprimer une autre part de son âme, un autre visage d'elle-même, celui tourné vers la nature et les éléments, celui qui embrasse le monde avec amour. « Il est probable que, si je n'écrivais pas, ma peinture prendrait un visage différent », dit-elle à ce propos. Précisons que chez elle, l'engagement en faveur des causes justes ne se fait pas au détriment de la valeur esthétique et artistique. Nous le sentons dans la plupart de ses écrits et de ses conversations, plus particulièrement dans ces lettres-confidences qui composent son livre intitulé Des villes et des femmes. Lettres à Fawwaz (1998) où elle mêle le subjectif et l'objectif à travers un voyage d'un genre particulier dans les mondes de la femme et des villes.

Un jour, je l'ai appelée pour lui dire que je venais de lire l'article que Philippe Dagen lui consacrait dans le journal Le Monde. Elle m'a tout de suite demandé s'il faisait allusion à son âge. Puis, sans même attendre la réponse, elle a ajouté, cette fois-ci en arabe et avec son accent bien à elle : « L'âge, en quoi ça me concerne ? » Si elle dit : « La mort se cache derrière chaque mot que nous écrivons », cela ne l'empêche pas de regarder le monde comme une victoire incessante sur la mort. « Peut-être pas au niveau de l'individu, dit-elle, mais au niveau de la vie comme un tout. » Elle marque une pause, regarde vaguement autour d'elle et poursuit : « Nous ne pouvons pas échapper à la mort et au néant. Sur ce point, la vision de l'islam et du christianisme oriental ne me séduit pas beaucoup. Elle procède d'une conception religieuse alors que ma façon de penser est tout sauf religieuse. La conscience de la réalité de la mort et des vérités qui nous dépassent nous pousse dans une autre direction. Plus la conscience est aiguë, et plus elle est tragique. Je pense que, en tant qu'humains, nous régresserons et finirons par disparaître mais que l'univers est éternel. »

Je ne sais plus quand nous nous sommes rencontrés, Etel et moi, pour la première fois. Il y a des rencontres qui sont déjà faites à l'avance et qui ont lieu avant même d'exister. Ces rencontres vont continuer, mais d’une manière différente. René Char a dit : « Avec ceux que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. »

Extrait

Debout dorment les arbres de cette forêt qui créa la nuit quand la lune regardait ailleurs. Disparus les voiliers, la mer, dans cette obscurité qui ne tient pas promesse.

Un champ de rosiers a été couché par le vent.

Des ombres ressemblent étrangement aux arbres d’hier, hiers et demains sont les murs de nos prisons.

Ces ombres nous ont fait atterrir dans des taxis et des maisons, disant à la lumière d’attendre dehors

mais la lune avait raison de ne pas s’en faire.

Les noces de l’histoire avec le café que nous buvons, en nos jours sans cesse plus courts, éveillent notre besoin de réinventer l’amour.

Des coquillages vides reposent sur la plage à des heures toujours incertaines.

L’indien refuse de couper l’herbe car elle est, dit-il, la chevelure de sa mère, et je lui ai promis que je ne briserai aucune pierre, car elle pourrait bien être la maison de son âme.

La philosophie nous ramène à la simplicité.

Maintenant, des vagues de roses recouvrent la mémoire, mais demeure le désir d’enfance, celui de pénétrer le cœur du temps. Rien ne s’agite… l’herbe croît autrement que les mots. Dans ces roses, l’infini de l’infini.

Souhaiter habiter les tempêtes mène à des cités en flammes. Les traces se changent en signes et la pensée se précède elle-même dans les replis profonds du cerveau. Les corps sont toujours nus sous les vêtements.

Les mots fondent en reflets. D’où une inutilité à cette nuit, à ma soif de rivière, à l’amour tardif… la lumière peut reprendre son intensité à l’abord des chênes qui couvrent cette propriété, ce silence.

Ne pas pouvoir gravir une montagne, courir d’un lieu à l’autre, voir les choses s’améliorer pour les amis, les nations, ou même désirer un jour calme, ne pas arrêter la torture…

mais en cette fin d’après-midi, les feuilles tombées étaient douces, mes pas semblaient n’en blesser aucune, elles étaient accueillantes. Je parcourus un long chemin. Ce qui arriva plus tard fut sans importance.

Être né dans un ventre scellé, avec la nuit pour origine. Je suis sûre que quelque chose demeure de chaque chose, même du néant.

Amère amertume. Des pensées s’insinuent, alors que nous avançons librement, bien que dérapant ici et là, ou nageant à contrecourant, nous voyons le cerveau créer des rangées de fraises, des bancs de baleines, des anges, à profusion…

Le monde vint à l’existence et ne demanda aucun soutien. Était-il alors pur esprit ? Ces premières heures résonnent encore comme un écho, une brise sous les pommiers… Il était inutile de se rebeller.

Le cerf, en ce moment, gambade par les champs.

Nuit d'Etel Adnan, traduit de l’anglais (américain) par Françoise Despalles, éditions de l’Attente, 2017.

Lors de notre dernière rencontre, Etel était assise dans le salon où nous nous retrouvions d’habitude. Elle était fatiguée et tout endolorie. Le médicament qu’elle prenait pour calmer la douleur lui donnant des vertiges, elle a arrêté de le prendre. Je lui ai dit : « Nous allons demander au médecin de te prescrire un autre médicament. » Sa réponse a été sans appel :...

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