Hommages

Inventer le pays où nous voulons vivre

Inventer le pays où nous voulons vivre

D.R.

Je me souviens de façon très précise de ma première rencontre avec Jabbour Douaihy. C’était à Paris, dans la foulée de la parution de la version française de son roman Pluie de Juin, en avril 2010 donc. Houda Ayoub, qui était non seulement sa traductrice mais la responsable du département d’arabe à l’École normale supérieure, l’avait invité à parler de son roman à ses étudiants. Houda était une amie, elle m’avait invitée aussi. J’ai donc écouté Jabbour parler pour la première fois, avec cette façon lente et attentive qu’il avait de prononcer les mots, le roulement si caractéristique de ses « r », le sourire qu’on devinait derrière le sérieux, la concision du propos. Mais si je m’en souviens si bien, c’est que j’ai été immédiatement non pas simplement intéressée par ce qu’il disait, mais infiniment plus que ça. Je me suis sentie concernée, interpellée, happée, secouée même. Jabbour parlait de ce massacre perpétré en 1957 dans une église de la montagne libanaise, que je ne pouvais pas avoir connu, mais qui hantait l’imaginaire collectif et dont je savais quelques vagues échos. Il en parlait comme de l’annonce de ce qui se produirait des années plus tard, il en disait la valeur prémonitoire, il insistait sur l’importance de disséquer cet événement pour remonter la chaîne des responsabilités, pour comprendre la généalogie de la violence. Il faisait le lien entre ces récits partiels et partiaux qui occupent les mémoires et le vécu de nos dernières années de guerre, il racontait la continuité et la nécessaire, même si douloureuse, analyse du passé dans ses recoins les plus sombres et les plus enfouis pour éclairer le présent. Mais il y avait plus. Il y avait son attention aux mots. Le soin jaloux avec lequel il les choisissait, les prononçait pour nous, après les avoir écrits. Il commentait le mot « hâditha » par exemple, ce féminin qui permet de désigner une tuerie de manière à la fois consensuelle et neutre, échappant ainsi à la nécessité d’en faire porter la responsabilité à quiconque, alors que « majzara » (boucherie) aurait été sanguinolent, et « kamin » (embuscade), fourbe. Le choc pour moi vint quand, un peu plus tard, il souligna que dans la langue arabe, le mot « fard » sert à désigner l’individu et le pistolet. Longtemps cette observation m’a accompagnée, cette incroyable condensation dans la langue arabe de l’individualisation et de la mort, et ce que cela révèle du fonctionnement d’une société qui valorise la communauté, le groupe, la tribu ou le clan au détriment des trajectoires individuelles et l’appartenance bien plus que la liberté.

Dans une autre intervention plus récente, à Saint Nazaire en 2014, Jabbour a parlé du Liban comme d’un « pays possible », un pays à réinventer sans cesse. Il disait que dans cette entreprise, on est sans cesse entravés par les événements qui se produisent et nous bouleversent, mais qu’il faut continuer à inventer ce pays, que cette réinvention est indispensable si nous voulons pouvoir y vivre.


Je me souviens de façon très précise de ma première rencontre avec Jabbour Douaihy. C’était à Paris, dans la foulée de la parution de la version française de son roman Pluie de Juin, en avril 2010 donc. Houda Ayoub, qui était non seulement sa traductrice mais la responsable du département d’arabe à l’École normale supérieure, l’avait invité à parler de son roman à ses...

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