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S'émanciper des milices

L’essence de la milice, ce n’est pas la conquête éperdue de territoires lointains, l’asservissement de populations ennemies ; l’essence de la milice, c’est le pouvoir absolu sur les siens, la terreur et le pillage de sa communauté d’origine.

Pour que l’emprise demeure, pour qu’elle survive à son aberration morale, la milice doit entrer en guerre. Seule la guerre, la guerre démultipliée et permanente, des milices contre l’État, des milices entre elles, permet à chacune de justifier la peur de l’autre, de forcer sur l’imaginaire de ses sujets, de ceux qu’elle pille et subjugue dans la réalité, le mythe de sa fonction protectrice.

Il ne saurait y avoir, entre les milices, si l’emprise de chacune sur les siens veut demeurer, de vainqueurs ni de vaincus définitifs. Les alliances qu’elles nouent et dénouent les unes avec les autres n’ont d’autre but que la recherche d’un équilibre nécessaire à la poursuite du conflit. Cette solidarité qui les unit dans la guerre fait apparaître, par contraste, le visage de leur ennemi véritable : la population libanaise dans son ensemble – la population libanaise en tant qu’ensemble.

Par milice il faut entendre aussi bien la bande armée que le parti politique dont elle est issue ou auquel elle a donné naissance. Il faut entendre les figures qui les dirigent, leurs héritiers, leurs parrains étrangers, leurs serviteurs dans l’appareil de l’État, les hommes d’affaires qui les enrichissent et qu’en retour ils enrichissent. Il faut entendre les banques. Il faut entendre chacun de nous dès qu’il se voit contraint d’accepter leur médiation.

Que le parti politique et la milice puissent à ce point se confondre ne tient pas de l’abus de langage. C’est le sens profond de la loi d’amnistie votée à la fin des combats. Quand la milice consent à déposer les armes sans qu’aucune de ses figures, pas le moindre de ses combattants, n’ait à répondre des crimes commis pendant la guerre, elle ne se dissout pas, en vérité, dans un parti politique, elle ne se rachète pas : elle persiste à travers le parti, ses manières, ses méthodes persistent grâce au parti. Aucune des formations qui se sont partagé le pouvoir ces trente dernières années n’a réussi ni vraiment cherché par son discours, par ses actes et l’attitude de ses dirigeants à nous faire oublier ses fondations miliciennes.

Les mêmes qui s’étaient absous, hier, d’avoir détruit Beyrouth pendant la guerre civile s’empressent maintenant de s’absoudre de l’avoir détruite une deuxième fois. De leur vivant. Ils l’ont détruite deux fois de leur vivant parce qu’ils le peuvent, tout simplement, parce qu’il y a l’emprise. L’Histoire offre peu d’exemples de despotes mineurs, de petits autocrates, capables d’aussi grandes récidives. C’est une sorte de prouesse.

Un champ de ruines apparaît autour du port, de la Quarantaine, d’Achrafieh, de Dora. Il endeuille, mutile, pousse à l’exil. Le parti politique – le pluriel étant ici inutile – dira de ces ruines qu’elles sont neuves, inédites, alors qu’elles s’ajoutent aux précédentes, celles qu’il a rasées dans le sillage de l’amnistie, pour faire couler le béton sur le crime, sur l’origine milicienne, pour s’enrichir plus encore, sans frais, par les moyens de l’État. La milice jurera que c’est un accident, le 4 août, que l’explosion n’est qu’involontaire, imputable à une poignée d’incompétents et de corrompus, bien qu’elle ne soit, à l’évidence, que le résultat longuement mûri d’une guerre ininterrompue – par le massacre et les armes, par le mirage de la reconstruction, par le nœud coulant de la faillite économique – contre la population libanaise, pour empêcher qu’elle forme un ensemble.

Chaque catastrophe brise la continuité temporelle, chacune brise la relation pourtant directe entre le centre-ville de 1990 et le silo de 2020, entre les vagues d’attentats de 2005 et les vagues d’attentats de 2013, entre la guerre de 2006 et les rivières de déchets de 2015. La sidération répétée qu’elles provoquent nous fait disperser leurs causes dans le ciel, dans le châtiment sacré, dans l’injustice du destin.

L’enjeu qui s’ouvre désormais à cet ensemble, s’il veut un jour se former, est de se soustraire, par le procès historique, au gouvernement divin de la catastrophe, de verser chacun de ses actes au registre de la mémoire collective, de refuser que le béton ne coule.

L’essence de la milice, ce n’est pas la conquête éperdue de territoires lointains, l’asservissement de populations ennemies ; l’essence de la milice, c’est le pouvoir absolu sur les siens, la terreur et le pillage de sa communauté d’origine.Pour que l’emprise demeure, pour qu’elle survive à son aberration morale, la milice doit entrer en guerre. Seule la guerre, la guerre...

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