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Culture - Poésie

Qu’est-ce qui a dévoré la vie de l’auteure rousse aux yeux brillants ?

Dans son salon orangé où cohabitent les œuvres d’Ernest Pignon-Ernest, d’Alechinski ou de Matta, Vénus Khoury-Ghata évoque son dernier recueil, « Demande à l’obscurité » (Mercure de France, 2020), où une écriture expérimentale dessine les contours d’un village de montagne fantasmagorique.

Qu’est-ce qui a dévoré la vie de l’auteure rousse aux yeux brillants ?

« Les mots sont des objets, ils sont ronds, carrés, colorés, et je les dissèque », dit Vénus Khoury-Ghata. Photo Catherine Hélie

« En quels termes leur expliquer la transe qui s’empare de moi face à la page qui se remplit de mots tombant dans un bruit nu, parfois lentement comme pluie fine, ou comme pluies torrentielles de décembre sans savoir où ils ont pris leur source ? » Une conversation avec l’auteure rousse aux cheveux brillants, qui a publié plus de cinquante livres, semble tourner autour de cette interrogation fondatrice, extraite de l’un de ses romans, La Maison aux orties, (Actes Sud, 2006). Lorsque la poétesse parle de son écriture, elle décrit un univers mystérieux et infini, et elle reconnaît qu’il a « dévoré sa vie ». La conception du poème est marquée par le secret. « Quand j’écris de la poésie, je tire sur un seul et même fil d’or que je n’arrête plus. Chaque texte doit apporter quelque chose de nouveau, et chaque recueil a sa propre écriture. J’expérimente le langage, je veux lui tirer son suc, son jus et le transformer ; déconstruire la langue pour la reconstruire. Mon travail ressemble à celui du jardinier, j’élague un texte comme on le fait avec un rosier, et certains adjectifs sont adipeux comme les escargots. J’ai appris à en garder très peu, je réduis le texte à l’essentiel, à sa chair, à son ossature», explique celle qui reconnaît que son installation en France, avec son deuxième mari Jean Ghata, a beaucoup influencé son rapport aux mots. « Je crois qu’autrement, j’aurais continué à raconter des histoires comme on le fait dans la langue arabe, que j’ai bue avec le lait de ma mère, une langue sentimentale et redondante.

Le fait de côtoyer des poètes chercheurs, comme Michel Deguy ou Jean-Pierre Faye, qui appartiennent à la revue Tel Quel, m’a rendue plus austère.

Je vais à l’essentiel, ce que permet la langue française, plus précise et plus conceptuelle. Lorsque je traduis des poètes arabes en français, comme Adonis ou bien d’autres, j’en extrais la sentimentalité, et le texte devient plus sec.

Mais je reste éloignée d’une approche trop intellectuelle de la poésie, elle demande surtout beaucoup de candeur et de naïveté, les connaissances peuvent plomber le dire », constate l’auteure, qui a récemment publié ses entretiens avec Caroline Boidé, dans un livre intitulé Ton Chant est plus long que ton souffle (Écriture, 2019).


« Demande à l’obscurité » est le dernier ouvrage de Vénus Khoury-Ghata.


Ainsi a parlé le hakawati

La première partie du recueil Demande à l’obscurité s’intitule Le Dit du hakawati (le conteur) ; il présente en vers libres « une guerre longue comme une muraille de Chine » dans un quartier populaire de Beyrouth, où s’entremêlent une galerie de personnages imaginaires et incongrus, où se devine le tragique des existences d’Adèle la couturière, du cordonnier Mokhtar, ou de l’épicier Mansour. « Je raconte la guerre du Liban à la manière du zajal, avec une histoire de marteau, qui passe de main en main, du cordonnier à celui qui cloue les photos des martyrs sur les arbres, précise la poétesse. J’ai voulu retrouver le bagout du conteur ; tous mes personnages assistent avec effroi au bombardement du cimetière, qui font ressortir les morts de leurs tombes. Il faut alors tenter de les reconnaître par les manchettes de leurs chemises ou par leur montre à gousset. Dans plusieurs articles, Jacques Darras écrit que le succès de mes textes est lié à ma voix, je crois bien que je suis une conteuse, et j’ai visité une bonne centaine de villes, où j’ai proposé des lectures et rencontré mes lecteurs. Ce que je vis, je l’écris et je le transforme, je le détruis pour le reconstruire. Le vécu ne prend sens qu’une fois écrit noir sur blanc. Dans mes romans, je le passe à la moulinette de la fiction : je ne sais pas si l’homme que je décris dans Privilège des morts (Balland, 2001), et qui détruit la montagne pour remblayer la mer, correspond à mon premier mari, Joseph Khoury. Le réel est un tremplin où je pose mes pieds, pour m’en aller ailleurs et écrire autrement », explique la lauréate du grand prix de poésie de l’Académie française en 2009.

À travers Le Dit du hakawati, on est porté par différents registres : du pathétique à l’humour, et de la quête désabusée et vouée au néant, à la puissance régénératrice du langage :

« Toutes ces poussières venues d’en haut

les anges balaient le cosmos

dépoussièrent les étoiles

s’interdisent d’éternuer

quand le créateur dort à poings fermés. »

Des Hommes et des loups

Dans la deuxième partie, Des Hommes et des loups, Vénus Khoury-Ghata raconte son village natal. « On y retrouve Bécharré, ses hommes taiseux, ses femmes qui s’agitent dans leurs vergers près du fleuve, et qui meurent en couches. Quand j’étais enfant, les trois mois d’été que j’y passais représentaient la liberté, on enlevait nos chaussures et on grimpait aux arbres, et en même temps, on avait peur de toutes les légendes que l’on nous racontait : des loups rôdaient la nuit, les squelettes des prêtres décédés étaient assis sur des chaises sous l’église, les âmes des disparus erraient dans la profonde vallée de la Qadisha... On était pétris de religiosité, et puis à l’époque, le haschisch, coupé en juillet, séchait sur les toits des maisons, les gens étaient un peu tous drogués sans le savoir. Sans Bécharré, je n’aurais jamais eu cette imagination débordante. Ce n’est pas l’environnement de la rue Sassine où nous habitions pendant l’année scolaire qui m’aurait autant inspirée, avec les voisins qui passaient leurs journées assis, gagnant leur vie aux courses de chevaux. Mes sœurs et moi étions proches de notre tante, qui était institutrice, et qui nous a transmis cette soif de culture que nous partageons », commente la poétesse avec émotion, lorsqu’elle mentionne sa sœur défunte May Menassa, à qui elle dédie un des poèmes du recueil. D’autres textes sont offerts à ses proches, sa mère, son frère et son mari. « Les absents sont encore plus présents quand ils disparaissent. Un mort prend alors toute son importance, il s’ancre dans nos vies, et il s’accroche à nous, pour continuer à vivre. Mon écriture est liée au destin de mon frère, qui était brillant et qui écrivait de la poésie. Quand il s’est mis à se droguer, mon père l’a fait interner ; il a essayé de fuir plusieurs fois, puis a été lobotomisé. Alors j’ai commencé à écrire à sa place, j’ai repris ses cahiers. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que j’avais ma propre poésie, faite de mes blessures, de mes folies, de mes joies... », ajoute celle dont la densité syntaxique dessine la quintessence du souvenir du village de l’enfance.

« La mémoire parle de tornades immobilesdes boucs qui cognaient de leurs cornes la porte pourtant ouvertela maison se terrait en elle-mêmeque d’herbes rampantes qui se rétractaient face au seuilque d’oiseaux engouffrés dans la lucarne sortis effarésl’aiguille de la mère ne pouvait raccommoder les lézardes des murs et des ailesne pouvait rapiécer tous les dégâts de la terre. »

À la fin du recueil, la modestie du verbe semble rattraper la poétesse. « Ce que nous prenions pour des appels étaient nos voix qui nous revenaient. » Enthousiaste, celle qui est en train de terminer un nouveau roman, qui paraîtra chez Actes Sud, décrit son jeu constant avec les mots. « J’aime faire des incursions dans le langage, pour savoir ce qui se passe dedans. Les mots sont des objets, ils sont ronds, carrés, colorés, et je les dissèque. Il y en a qui sont robustes, d’autres qui sont plus vulnérables. Pendant le confinement, ils m’ont aidée à vivre. Dès que j’écrivais quelques lignes, une eau fraîche circulait sur ma peau, cela m’a sauvée de tant de désespoir ! J’ai écrit sans arrêt ces dernières semaines autour d’une femme qui achète une concession dans un cimetière, et à qui on demande avec qui elle souhaite être enterrée. Elle part à la recherche de ses amours passés pour trouver une réponse, le sujet est tragique mais on rit beaucoup ! » termine la romancière, dont les plus grands souhaits sont de pouvoir découvrir tous les ouvrages qu’elle a envie de lire, et de voir grandir ses sept petits-enfants.

« En quels termes leur expliquer la transe qui s’empare de moi face à la page qui se remplit de mots tombant dans un bruit nu, parfois lentement comme pluie fine, ou comme pluies torrentielles de décembre sans savoir où ils ont pris leur source ? » Une conversation avec l’auteure rousse aux cheveux brillants, qui a publié plus de cinquante livres, semble tourner autour de...

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