À 48 ans, Elif Shafak est une autrice connue et reconnue. Primée, adulée et récompensée aussi bien en Turquie qu’à l’étranger. À son actif, une série de romans qui ont retenu l’attention du public et de la presse.
Née à Strasbourg, en France, de parents turcs, cette femme de lettres écrit admirablement dans la langue de Nazim Hikmet et Yaşar Kemal. Avec son amour pour le soufisme, son analyse critique sans concession de l’Empire ottoman, loin de toute bigoterie ou xénophobie, Elif Shafak, écrivaine à l’écriture foncièrement moderne, s’est taillé, dès ses premières publications, une place au soleil dans le monde de l’édition internationale…
Entre Occident (elle use couramment des langues anglaise et française) et Orient, elle donne à ses ouvrages une dimension non seulement de témoignage sur la Turquie mais aussi sur les frontières du monde liant les traditions locales à l’universel. Si ses sujets, traités frontalement, épinglent et passent au tamis la politique sociale turque, il n’en reste pas moins que sa plume touche à tout ce qui entrave la liberté, la justice et l’épanouissement de toute communauté, partout dans le monde.
Son plus récent ouvrage, 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange (Flammarion – 390 pages), jette, une fois de plus, un pavé dans la mare. Et les éclaboussures de ses écrits ne laissent pas indifférente la terre de ses aïeux… Non pour un règlement de comptes avec son pays d’origine, mais pour défendre la cause des femmes. Où qu’elles soient !
Car il ne faut pas croire que ses textes antérieurs aient reçu un accueil sans vagues ou facile du point de vue censure. Pour avoir révélé le génocide arménien et oser parler des attouchements commis envers les petits enfants, plusieurs polémiques ont suivi la publication de ses ouvrages. Ses démêlés avec les autorités des rives du Bosphore ont souvent été houleux et controversés.
Avec ce nouveau roman, Elif Shafak tire à boulets rouges sur la société turque et son peu d’ouverture ou de tolérance concernant la liberté sexuelle des femmes et le machisme agressif des hommes. L’imagination est au rendez-vous, tout comme la force de dénonciation et la percussion abrasive du témoignage. Car la fiction puise toujours ses racines dans la réalité….
Qui est Tequila Leila ?
C’est par une simple supposition que le roman débute. Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? Vérité avancée par certains scientifiques et chercheurs canadiens : 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est le temps au cours duquel le cerveau humain peut fonctionner, dit-on, quand le cœur s’arrête…
Voilà l’histoire de Tequila Leila, une jeune prostituée brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne à ordures dans laquelle on l’a jetée, elle entreprend un voyage au gré de ses souvenirs. Remontent alors à la surface ces moments de l’enfance en Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famés et douteux de la ville. Entre douceur de vivre, désirs et besoins des corps, évasion dans les rêves et dure réalité, les pages du livre empoignent la destinée d’une femme ainsi qu’une kyrielle de ses sœurs, ses semblables…Comment expliquer le parcours de cette jeune fille pourtant de bonne famille, bien née pour reprendre la formule consacrée ? Elif Shafak raconte avec talent cette descente aux enfers avec les multiples portraits de ces femmes devenues indésirables, pestiférées car reléguées aux marges de la société. La plume de l’auteure des Trois filles d’Ève devient ici la voix des sans voix.
Une narration qui ne laisse pas de place à l’ombre. Elle raconte, dénonce les hommes violents, les violeurs, les abjects marchands de sexe, les proxénètes sans foi ni loi. Elif Shafak n’y va pas de main morte, brossant des aventures ahurissantes mais si banales pour cet univers glauque et gluant. Des aventures abracadabrantes qui s’accumulent, démultipliées, comme les mailles d’une chaîne qui se démonte. Un peu trop, nuisant à la véritable émotion de la narration qui en devient brusquement surchargée et inondée de couleurs criardes.
Toujours est-il qu’il y a là un ton de révolte, de rage, de contestation, de refus de tant de noirceur, d’hypocrisie et de rejet humain, de manque de mansuétude. Toujours aux dépens de l’exploitation sexuelle de la femme à qui on n’accorde presque pas de statut clair, de liberté et d’agissement.
Ce livre renvoie à l’atmosphère délétère, trouble et troublante des fictions du septième art signées Fatih Akin, cinéaste allemand d’origine turque, compatriote d’Elif Shafak. Son film De l’autre côté, primé et applaudi, approche de cette vision d’une Turquie encore livrée à ses anciens démons et à ses attitudes répressives et régressives malgré une certaine volonté, pourtant à débattre, de tendre vers l’émancipation et la modernisation. Pas étonnant que le roman 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange d’Elif Shafak soit bientôt convoité pour être adapté au cinéma, tant ses images fortes, la cavalcade de situations et de dénonciation pour une meilleure réflexion sur l’épanouissement des êtres sont remarquables. Entre-temps, la lecture du roman fait l’affaire.
« 10 minutes et 3 ondes dans ce monde étrange » d’Elif Shafak (Flammarion, 390 pages, traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet), disponible en librairie.