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Culture - Disparition

Emily Nasrallah avait confié ses plus rudes batailles à la page blanche

À 87 ans, elle s’en est allée à la pointe des pieds, la plume toujours à proximité de la main. Emily Nasrallah est de ces êtres faits de grâce, de labeur et de politesse exquise. Son premier roman, publié en 1962, « Touyour ayloul » (Oiseaux de septembre), l’a propulsée au firmament des lettres arabes. Aujourd’hui, les écoliers la retrouvent dans leur manuel de littérature...

Emily Nasrallah a exploré, avec élégance et classe, toutes les zones et facettes de la féminité et du pouvoir culturel nourricier du second sexe. Photo archives « L’Orient-Le Jour »

Elle aimait beaucoup son grand appartement à Aïn el-Tiné, au cœur de Verdun, mais Emily Nasrallah aimait aussi son village natal de Kfeir, au Liban-Sud, et tous ces voyages pendant lesquels elle présentait ses livres, défendait les droits de la femme, s’entretenait des aléas de l’émigration, dénonçait l’absurdité de la guerre et évoquait, en toute simplicité mais avec enthousiasme, les vertus familiales et la vie rurale au Liban.
Sujets et thèmes qui reviendront en boucle dans les pages de ses très nombreux livres (romans, récits, essais, poésie, contes) écrits au cours d’une carrière de plus d’un demi-siècle de combat et de souffle. Quelques jours avant sa mort, elle publiait al-Zaman al-Jamil chez Hachette/Antoine Naufal.
À une époque où l’écrit sur papier semble sérieusement menacé et où triomphent à outrance l’audiovisuel, le numérique et l’électronique, Emily Nasrallah, sans être une incurable nostalgique, appartient à un temps qui s’efface lentement tel un lavis estompé…
Une voix douce et presque fluette, un accent arabe marqué, une silhouette toujours fine et une prévenance touchante. Diplômée de l’AUB en littérature (déjà la littérature était sa grande affaire !), Emily Nasrallah fit ses premières armes en tant que journaliste à as-Sayad.
Si, dans sa prime jeunesse, elle a piqué les livres de la bibliothèque de son collège à Choueifate pour satisfaire sa boulimie de lecture et sa soif de connaissance, à la fin de sa vie, inondée et débordée par les livres dont elle s’entourait sans jamais s’en lasser, elle a offert en toute générosité ses manuscrits à l’Université Saint-Joseph !

Le pouvoir des mots
Figure de proue de toute une génération, elle a connu d’innombrables combats et batailles. Les plus redoutables restent peut-être ceux qu’il lui a fallu livrer à la page blanche. La plupart des écrivains de race vous le diront ! Pour cette femme de lettres au verbe percutant et incantatoire, alliant justesse de ton, analyse subtile et grain de poésie, les mots ont pris le pouvoir, et le pouvoir s’est transformé en écriture. Puissance des mots en une voix de femme (la voix de mes sœurs, dit-elle), sans affectation ni sophistication.
Voix limpide, ferme, émouvante, déterminée, indomptable. Dans les limites toujours de la bienséance. Pour revendiquer la liberté, la dignité, l’amour dans tous ses états constructeurs. Sans insolence, sans anathème, sans imprécation, sans cacophonie, sans impudeur… Avec tact, élégance et acuité, elle revendique ses droits et défend la cause sacrée de créer, d’être libre de ses choix. Sans jamais frôler la provocation ou le scandale. Un dosage adroit et savant pour des propos toujours mesurés et efficaces.
« Pour une paysanne qui écrit », comme elle l’avait dit autrefois avec humour pour parler de ses origines terriennes, Emily Nasrallah est allée jusqu’au bout d’un chemin littéraire exceptionnel où elle a accumulé reconnaissances, récompenses et lauriers. À son actif, plus d’une trentaine d’ouvrages, sans compter les innombrables articles, interventions et conférences. L’auteure de Hamasat et al-Rahina a également fait l’objet de multiples traductions : en allemand – Francfort était son point de chute privilégié, avec sa foire du livre –, en anglais, en danois, finlandais, polonais, italien. Et même en thaïlandais. Son œuvre a été couronnée d’une série de prix dont le prix Gebran Khalil Gebran, le prix Saïd Akl, celui des Amis du livre. En février dernier, l’État libanais, en guise d’appréciation de son œuvre, lui avait remis les insignes de commandeur de l’ordre du Cèdre. La vitalité de sa plume avait quelque chose de réconfortant, dans une presse arabe aux lecteurs paresseux et à la remorque.
Si Emily Nasrallah fait partie de ces écrivains qui ont réussi, le bilan financier n’a pas suivi, relevant plutôt du désastre effarant. « Quatre mille copies vendues par édition de Touyour ayloul est considéré comme un record de best-seller en librairie », soulignait-elle avec une amertume résignée. Quand on pense aux plus de trois cent soixante millions de lecteurs potentiels arabes, ce chiffre de 4 000 copies fait froid dans le dos. Consolation : aujourd’hui, l’Unesco a le projet de publier le classique Oiseaux de septembre en écriture braille !

Accessible et proche du cœur
Témoin de son temps, d’une société rurale un peu fin de siècle mais quand même rattrapée par l’ère industrielle et d’une capitale véritable hydre moderne difficile à terrasser, Emily Nasrallah a bâti une œuvre entre humanisme bienveillant et langue non ciselée, accessible et proche du cœur par le romantisme et la poésie qui s’en dégagent.
Si les héroïnes ont été plus souvent au centre de ses narrations, les hommes ont aussi leur part. « Mais, disait-elle, il est normal que je me concentre sur la femme car je suis femme, et puis on n’écrit bien que sur ce que l’on connaît… »
Jeune fille, épouse, mère, grand-mère, Emily Nasrallah a exploré, avec élégance et classe, toutes les zones et facettes de la féminité et du pouvoir culturel nourricier du second sexe. Pour en tirer des accents de liberté et d’affranchissement, surtout quand elle rappelle qu’il y eut un temps où l’on interdisait à la femme l’architecture et la médecine… Aujourd’hui, cela peut sembler bien désuet ou lointain, mais à l’époque c’était un affrontement !
Pour celle qu’on compare à l’écrivaine américaine Pearl Buck, l’écriture aura été « une fièvre intérieure », source de joie et d’élévation. Elle reste absolument aux côtés et dans le sillage de la cohorte d’écrivaines qu’elle admirait, à savoir Salwa Bakr, Radwa Ashour, Latifa Zayat, Safinaz Kazem, Elfat Edelbi, Colette Khoury, Salma al-Haffar al-Kouzbari et Daisy al-Amir…
En guise de dernière pirouette pour ce grand départ, on reprend la question qu’on pose à tout artiste arrivé au faîte de sa gloire. Quels conseils aux apprentis de la plume ?
Emily Nasrallah avait eu cette réplique qu’on garde précieusement en mémoire : « Écrire… Écrire… Écrire… Seule la persévérance compte. Et qu’on ne pense surtout pas qu’on peut arriver facilement. Il faut de la patience pour acquérir une maturité. Et il ne faut pas l’oublier, lire doit rimer avec plaisir… »
Une leçon de sagesse, d’endurance et de modestie d’une grande dame dont le rayonnement rejaillit sur le Liban et le monde arabe.

Elle aimait beaucoup son grand appartement à Aïn el-Tiné, au cœur de Verdun, mais Emily Nasrallah aimait aussi son village natal de Kfeir, au Liban-Sud, et tous ces voyages pendant lesquels elle présentait ses livres, défendait les droits de la femme, s’entretenait des aléas de l’émigration, dénonçait l’absurdité de la guerre et évoquait, en toute simplicité mais avec...

commentaires (1)

Merci pour cette article qui indique ses livres 'Touyour ayloul' ('Oiseaux de septembre'), Hamasat et al-Rahina et son dernier livre "al-Zaman al-Jamil".

Stes David

10 h 21, le 15 mars 2018

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Commentaires (1)

  • Merci pour cette article qui indique ses livres 'Touyour ayloul' ('Oiseaux de septembre'), Hamasat et al-Rahina et son dernier livre "al-Zaman al-Jamil".

    Stes David

    10 h 21, le 15 mars 2018

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