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Culture - Rétrospective

Allan Sekula, une œuvre-gage et engagée au Beirut Art Center

Parcours commenté par Marie Muracciole des œuvres-manifestes de ce photographe conceptuel, réalisateur et théoricien, attaché à l'univers marin, au monde du travail et au mouvement altermondialiste.

Marie Muracciole : Allan Sekula défendait l’idée que la photographie est un outil de description insuffisant à décrire entièrement ce qu’elle montre.

Il y a, dans la vie et l'œuvre d'Allan Sekula, dont une rétrospective remarquablement bien ficelée occupe les locaux du Beirut Art Center jusqu'au 29 septembre, une photo cruciale. Pas une « belle » photo, au sens le plus universel du terme, ni un cliché emblématique du travail de ce photographe américain dont l'empreinte a évolué vers une esthétique plus revêche et moins estompée. Juste la vision embrouillée, assez brumeuse, de son père se déplaçant dans leur maison de San Pedro en Californie. La silhouette de l'homme cravaté et dont la tête a été coupée du cadrage est griffée d'un meuble assez mastoc qui semble presque la dévorer. On ne le voit presque pas. Ce qu'on discerne, en revanche, c'est le presque fantôme d'un récent chômeur qui rôde comme une âme en peine dans cet espace calfeutré. Si cette image est déterminante, c'est parce que la situation qui la sous-tend (la perte d'emploi du père) est celle qui balisera les premiers pas et intérêts artistiques de Sekula. Elle fait partie de la section sur laquelle s'ouvre cette exposition et qui regroupe des éléments de la série « Aerospace Folktales » à travers laquelle l'Américain place sous le microscope de son objectif la situation bancale que subit sa famille.

Narration et mise en scène
Marie Muracciole, directrice du BAC et curatrice de l'exposition, commente cette première tranche de l'œuvre d'Allan Sekula : « Il y écrit les phénomènes qui mettent en place le monde où nous vivons aujourd'hui : l'exportation du travail, les progrès du chômage, la naissance d'une économie de la spéculation financière pour remplacer celle de la production et les disparités du monde global qui conduisent aux immenses mouvement de migration actuels. » Imbibée de l'impulsion de John Baldessari, sa pratique photographique se greffe spontanément sur le genre de l'époque, à savoir la performance. Les clichés servent alors à documenter les actions artistico-politiques. C'est le cas du slide show Untitled Sequence 1 qui se ralentit jusqu'à l'arrêt, avec les tirages du même titre, et où Sekula documente la sortie d'une usine américaine. Ainsi, à la fois, il (s')interroge (sur) le monde du travail et soigne la narration, pareillement à California Series qui rassemble des scénarios mi-grivois et mi-obscurs qu'il monte de toutes pièces en Californie, coïncidant avec une ère où Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin règnent en maîtres marxiens de ce stylisme de l'image.

Critique et esthétique
Ainsi, tout au long de l'exposition – pourvu qu'on accompagne sa visite de la lecture attentive des documents procurés par le BAC et des projections filmées (Talk Given by Fred Lux et The Lottery Of The Sea) – va s'opérer un va-et-vient, non seulement entre les différents médiums proposés mais entre plusieurs registres a priori antithétiques, tels que le noir & blanc charbonneux des pictogrammes de School is a factory contre l'intensité iodée des couleurs de Titanic's Wake qui sert de réflexion, à travers le texte et l'image, sur le capitalisme mondialisé et la métaphore maritime, illustrée par la « navigation » sur internet, le film Titanic ou le musée Guggenheim de Bilbao. Mais aussi sur le photoreportage contre la photo d'art, le documentaire contre la fiction et, englobant l'ensemble, la critique contre l'esthétique. Selon Marie Muracciole – pour qui cette rétrospective tenait particulièrement à cœur car, confie-t-elle, « Allan était un ami. C'était l'homme le plus distrait et le plus cool possible, mais son travail prouve qu'il était extrêmement précis, presque maniaque. Allan était brillant mais pas très narcissique, la seule chose qui l'intéressait était de comprendre le monde en regardant autour de lui, et en mettant les images en relation entre elles et avec du texte » –, le fil rouge de l'œuvre de Sekula, longtemps sous-estimée, est le fait qu'il « défendait l'idée que la photographie est un outil de description insuffisant à décrire entièrement ce qu'elle montre. Son œuvre revendique la dépendance de l'image à l'égard de son contexte. C'est une position très forte, très actuelle et qui oblige à penser aux évolutions du monde face à ce que nous voyons. L'actualité de ce travail, c'est qu'il nous fait expérimenter les dichotomies constantes entre ce que nous voyons et ce que nous savons », explique-t-elle. Cette distanciation décapante que mentionne la curatrice, on la retrouve notamment sur les deux volets de Fish Story qui semblent échafauder l'imaginaire d'une invitation au voyage – qui n'est pas sans rappeler les accents marins de Vingt Mille Lieues sous les mers, de Moby Dick ou d'Oceano Nox – pour mieux nous faire basculer dans ce que cette série vise réellement : une dénonciation du capitalisme globalisé, des chantiers navals et des chaînes de production qui ont changé le visage du commerce international.
Nul doute, donc, qu'à l'image d'Europa sur laquelle se referme la rétrospective, cette photo saisissante d'un quasi-spectre qui dort dans un aéroport, sans valise, l'œuvre d'Allan Sekula contient encore quelques messages secrets qu'on continuera à décoder avec délectation.

* Beirut Art Center
Allan Sekula : Photography at work Jusqu'au 29 septembre 2017

Le choix de la curatrice

Marie Muracciole, directrice du Beirut Art Center et curatrice de la rétrospective consacrée à Allan Sekula, a choisi trois œuvres qu'elle a commentées pour « L'Orient-Le Jour ».

Allan Sekula, « Fish Story, Chapter 9 : Walking on Water », 1989-1995. Projection de slides.
Photo Barıs Dogrusöz

« Fish Story – Chapter 8 : Dismal Science », 1989-92

De 1989 à 1995, Allan Sekula parcourt le globe en bateau pour explorer le monde maritime, un voyage qui donnera naissance à un livre et un cycle de 9 chapitres consacré aux géographies imaginaires et matérielles du capitalisme avancé. Fish Story décrit la mer comme le théâtre principal et sous-estimé, car quasi invisible, de l'économie globalisée. Nous montrons côte à côte, au BAC, Dismal Science, une série de 80 diapositives sur l'Angleterre ; Walking on Water, le chapitre 9, qui se déroule en Pologne, mais le visiteur peut aussi consulter le livre, dont les textes sont fabuleux. Le film Lottery of the Sea, est projeté deux fois par jour et le 11 septembre, The Forgotten Space sera présenté au cinéma Métropolis, Achrafieh.

Allan Sekula, « Untitled Slide Sequence », 1972-2011.

 

« Untitled Slide Sequence », 1972-2011

Il s'agit de la sortie d'une usine d'aéronautique de la côte ouest des États-Unis en 1972. Allan Sekula a photographié des gens qui rentrent chez eux après une journée de travail. La séquence de 25 diapositives, lointain écho de La sortie de l'usine Lumière à Lyon (filmé en 1895) est la définition minimum d'un film muet. En 2011, Sekula en réalise une série de tirages papiers : le mouvement s'est ralenti, arrêté. Entre-temps, beaucoup d'usines ont fermé. La singularité de ces portraits provient du fait que les photographies de Sekula ne nous font jamais oublier la réalité qui les a produites, et qu'elles ne l'oublient pas non plus. C'est ce qui rend aussi, plus globalement, son travail tellement saisissant.

Allan Sekula, «  School is a Factory  », 1978-1980. 10 photos en noir et blanc. Courtesy FRAC Centre. Photo Barıs Dogrusöz

« School is a Factory », 1978-1980

Ce récit mis en scène, un peu comme un roman-photo, parle des fonctions normatives de l'école où l'on apprend à accepter la place que la société nous accorde. La première image est un photomontage : sur fond de paysage déshumanisé, des mains d'homme brandissent une maquette d'école posée sur un entonnoir rempli de figurines qui vont se conformer à un programme. L'humour est noir et les photographies parlent de la résistance des individus à leur assimilation à des catégories sociales où ils peuvent disparaître. La photographie est porteuse d'un imaginaire collectif, elle est donc bien placée pour nous apporter une distance critique sur ses effets.

Il y a, dans la vie et l'œuvre d'Allan Sekula, dont une rétrospective remarquablement bien ficelée occupe les locaux du Beirut Art Center jusqu'au 29 septembre, une photo cruciale. Pas une « belle » photo, au sens le plus universel du terme, ni un cliché emblématique du travail de ce photographe américain dont l'empreinte a évolué vers une esthétique plus revêche et moins estompée....

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