14 février 2005-16 janvier 2014. Neuf ans séparent l'assassinat de Rafic Hariri de la séance d'ouverture, hier, du Tribunal spécial pour le Liban, chargé de juger les auteurs présumés de l'attentat. Pourtant, en dépit de tout ce qui a été dit durant cette longue période, rien ne préparait vraiment les Libanais – ni le Liban d'ailleurs – pour ce qui s'est déroulé hier dans une bourgade paisible de La Haye. Et ce, quand bien même tout avait été savamment fait, en neuf ans, pour tenter d'annihiler la crédibilité du Tribunal avant même qu'il ne voie le jour.
En quelques minutes, ces efforts titanesques de banaliser l'attentat du 14 février et de discréditer la justice chargée d'en châtier les coupables ont été réduits en poussière.
Dans un pays où la violence et le chaos ont progressivement infiltré les esprits au point de dévaster tout espace de bon sens et de rationalité, ce sont hier des juges-criminologues qui, du siège d'un tribunal international perdu au centre de l'Europe, ont quelque peu commencé à remettre de l'ordre dans ces écuries d'Augias.
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Au plan symbolique, le ton a en effet été lancé dès la première séance, où la reconstitution minutieuse par Alexander Milne (bureau du procureur) de l'attentat du 14 février 2005, images à l'appui, a plongé l'audience dans une sorte de psychodrame insoutenable. D'un seul coup, un simple récit des faits a rendu à cet événement toute l'ampleur de son horreur, que d'aucuns avaient sciemment œuvré, vaste campagne politique à l'appui, à diluer au cours des dernières années.
Ce récit, qui met fin à une sorte de rupture avec la réalité alimentée par les délires frénétiques de certains discours négationnistes depuis le début de la contre-révolution du Cèdre, constitue à lui seul un choc traumatique. Les personnalités politiques et publiques (parmi lesquelles Saad Hariri, Farid Makari, Marwan Hamadé, Samy Gemayel, Bassem Sabeh, Ghattas Khoury, Nader Hariri, Hani Hammoud, May Chidiac, Gisèle Khoury, Naufal Daou, Ali Hamadé), ainsi que les proches des victimes présents à la séance d'hier dans l'assistance ont clairement ressenti ce choc. Jusqu'à l'asphyxie. Le TSL a ainsi rempli sa première fonction, la perpétuation de la mémoire comme corollaire indispensable de la recherche de la vérité et de l'exigence de justice, dès les premières minutes de son fonctionnement.
Ainsi, au premier break de la séance, ce mélange paradoxal entre la douleur du souvenir et la fonction cathartique, libératrice, du psychodrame constitué par ce récit minutieux d'un attentat – qui réveille à son tour le souvenir terrible de tous les autres attentats et actes terroristes commis en quarante ans d'impunité au Liban –, était clairement visible sur les visages de ces personnalités publiques du 14 Mars : visages livides, larmes dignement contenues, silence insoutenable ; mais beaucoup de force et de sérénité également, première manifestation de cette libération absolue et tant attendue que constitue la justice en marche.
La fonction latente de ce choc traumatique aura également été de mettre en exergue la cruauté des assassins et la volonté de la justice d'apaiser, de réparer, et surtout de faire échec à l'inhumanité.
Ce prélude chargé au plan émotionnel laisse ensuite la place au rationnel pur de la déconstruction criminologique de l'attentat. C'est ainsi une dynamique parfaitement néo-hitchcockienne qui se met en place. Les détails abondants de l'acte d'accusation défilent, démontant progressivement, grâce aux réseaux des télécommunications, comment la machine diabolique a patiemment tissé sa toile autour de Rafic Hariri pour l'abattre à l'aide d'une charge énorme d'explosifs.
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Certes, les figures du 14 Mars présentes dans la salle ne se font toutes guère d'illusions sur le fait que c'est le Hezbollah qui se cache derrière l'appellation technique du gang « Ayyache & Co », et sur sa responsabilité de plus en plus indiscutable, au vu des preuves, dans l'assassinat de Rafic Hariri. Cependant, elles se refusent toutes au moindre commentaire, par respect pour la justice, qui doit suivre son cours et désigner elle-même, au final, les coupables. La conviction intime se tait devant le prestige impitoyable de la justice et ses normes. Sinon, soutiennent les figures du 14 Mars, ce serait infirmer le principe même de la justice et détruire ce qu'elle porte en elle comme projet humain, moderne, constructif. Par ailleurs, aucun d'entre eux n'a fait le déplacement pour la haine et la vengeance, mais, justement, pour enraciner un retour à la règle de droit qui aura enfin raison de ces dernières.
En fait, face aux faits et aux preuves, à quoi sert-il donc de parler ? « Les mots sont vains face à ce dont nous sommes témoins. Il faut se taire et laisser parler les faits », se contente ainsi de dire Marwan Hamadé. « Tout ce que nous voyons et entendons aujourd'hui prouve combien nous avons eu raison de réclamer et de soutenir le TSL », souligne pour sa part Samy Gemayel. Aucune passion. Il n'y avait pas de place pour les passions hier, à La Haye. Même en présence d'un ancien directeur de la Sûreté générale et pôle du 8 Mars venu se positionner en victime du TSL, pour banaliser l'événement et détourner l'attention du drame originel... Non. Juste un besoin humain de sortir des limbes, de respirer, d'entrer dans une sorte de lumière régénératrice – message d'ailleurs véhiculé depuis deux jours par Saad Hariri devant les journalistes dans la capitale administrative néerlandaise.
Deux questions
Cependant, en dépit des réserves du 14 Mars politique à anticiper sur la justice, la première séance du TSL soulève immanquablement des questions politiques incontournables.
D'abord, selon l'acte d'accusation, qui se base sur les données téléphoniques, c'est à partir du 1er octobre 2004 que les assassins ont mis en branle leur complot pour tuer Rafic Hariri ; soit un mois après l'adoption de la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l'ONU. Une résolution dont les deux principales parties lésées, le régime syrien et le Hezbollah, faisaient justement assumer la pleine responsabilité à Hariri et son équipe. Rafic Hariri a-t-il donc été assassiné par les adversaires de la résolution 1559, laquelle recréait un parapluie international pour le Liban, perdu depuis la 520, et réclamait le retrait des forces d'occupation syriennes du Liban et le désarmement des milices illégales ? N'est-ce pas d'ailleurs en raison de cette même volonté de remettre le Liban sous protection internationale que Mohammad Chatah a été assassiné il y a quelques jours ?
(Repère : TSL : Le tribunal, les accusés, l'acte d'accusation)
Ensuite, l'importante quantité de puissants explosifs introduite et les filatures intensives mises en relief par l'accusation hier s'est déroulée dans un pays qui était ultraverrouillé, à l'époque, par l'appareil sécuritaire libano-syrien. Est-il possible qu'une telle opération se soit déroulée à l'insu des services de sécurité libanais et syriens ?
Enfin, au vu de ce qui a déjà été établi comme preuves par l'accusation impliquant cinq membres du Hezbollah dans un vaste complot ayant débouché sur l'attentat du 14 Février, et avant même d'entendre la défense ou d'attendre le verdict, est-il encore possible de former un quelconque gouvernement avec ce parti, voire même de s'asseoir à une même table avec lui, en dépit des pressions internationales favorables à la formation d'un tel cabinet « d'union » au Liban ? Cela est-il concevable sur le plan politico-moral ? Une question qui doit, depuis hier, hanter plus d'un au sein du 14 Mars et de l'entourage de Saad Hariri...
Il est fort probable que le procès épique sur le crime cataclysmique que représente l'assassinat de Rafic Hariri apportera, dans les jours et les semaines à venir, des éléments de réponses, et, avec ces derniers, une avalanche de nouvelles accusations qui mettront inéluctablement fin au règne de l'impunité et de la terreur au Liban.
Signe parfaitement symbolique de cette nouvelle ère qui commence, lentement mais sûrement : hier matin, à 9h30, les ténèbres régnaient en maîtresse absolue sur La Haye, accompagnées, durant la journée, d'une pluie glaciale. Pourtant, lorsque la séance a été levée, en fin d'après-midi, un soleil beau, impétueux, décidé, avait repoussé la grisaille.
Cela s'appelle l'aurore.
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Le matin triste n'est plus ! le soir pas encore : Pourtant de nos yeux l'éclair a pâli. Mais le soir vermeil ressemble en attendant le verdict à l'aurore, mais la nuit plus tard amènera-t -elle l'oubli !.
14 h 44, le 17 janvier 2014