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À la force du poignet

Le voilà mon héritage, m'avait-il dit en posant sur la table trois gros albums à dorures. À l'intérieur étaient classées avec soin, par ordre alphabétique, des cartes de visite en nombre incalculable. Le père de mon ami avait passé sa vie à fréquenter les dîners mondains et les déjeuners champêtres, les meetings électoraux et les réceptions d'ambassades. Il avait religieusement présenté ses condoléances à toutes les familles endeuillées de la ville, celles qu'il connaissait et celles qu'il ne connaissait pas. Il avait assisté, son feutre noir à la main, à tous les offices de sa paroisse, ceux du samedi soir, des dimanches ordinaires et des jours de fêtes. Il savait situer n'importe quel inconnu sur un arbre généalogique, avait rendu une foultitude de services, en avait reçus quelques-uns. Il avait visité des dizaines de malades, envoyé des fleurs aux accouchées, des couronnes aux défunts. À Noël, à Pâques et le jour du Fitr, il avait tressé des vœux avec son stylo Parker en or, la langue au coin de la bouche, sur la table de la salle à manger, et dépensé des fortunes en « arrangements » de chocolats. À la veille de mourir, il avait confié à son fils, sous forme de bristols frappés de lettres anglaises, toutes les mains qu'il avait serrées, les molles et les dures, les sèches et les moites, les fermes, les hésitantes, les retorses et les franches. Un capital d'amitiés qui, croyait-il, permettrait certainement un jour au garçon de franchir quelques obstacles dans son ascension professionnelle. Il n'aurait qu'à dire « je suis le fils de... ». Une « wasta », ça se construit.
Qui n'a pas compris le principe de la « wasta » n'a rien compris au problème fondamental du Liban. Ce mot qui signifie littéralement « intermédiaire » est la clé de tous les échanges de services, le passe-droit absolu, l'abracadabra qui efface lois et règlements, le facilitateur des démarches administratives, le turbo de l'emploi, surtout dans la Fonction publique. Être le fils de, connaître quelqu'un qui connaît quelqu'un, c'est évidemment, dans le monde entier, un moyen courant d'avancer. Au Liban, c'est simple, on est juste incapable d'en imaginer d'autres. La « wasta » de base est confessionnelle et donc politique. Elle est ensuite communautaire. Elle est aussi mafieuse. Mais la wasta sociale dont a hérité mon ami est de loin la plus savoureuse. Elle fait partie du folklore. Mon grand-père jouait aux cartes avec ton grand-père. Ma grand-mère a assisté au mariage de ta grand-mère. Mon frère était en classe avec ton cousin. Mon père a soigné ta petite sœur. Eh, quoi, ça crée des liens, des droits et des devoirs, dans un pays où « le sang ne se transforme pas en eau ».
Le plus triste est que ce phénomène culturel – qui se perpétue depuis l'Empire ottoman entre féodalisme, népotisme et paternalisme – fige le pays en maintenant éternellement les mêmes pourvoyeurs de services aux mêmes postes. Il couvre de suspicion ceux qui sont réellement arrivés par leur seul mérite. Il consume de jalousie ceux, nombreux, qui n'ont pas envie de faire d'efforts et croient sincèrement que sans « wasta », ils n'arriveront jamais à rien. Enfants gâtés, va !

Le voilà mon héritage, m'avait-il dit en posant sur la table trois gros albums à dorures. À l'intérieur étaient classées avec soin, par ordre alphabétique, des cartes de visite en nombre incalculable. Le père de mon ami avait passé sa vie à fréquenter les dîners mondains et les déjeuners champêtres, les meetings électoraux et les réceptions d'ambassades. Il avait religieusement...
commentaires (3)

Moi, j'ai une tres bonne wasta: je connais Fifi personnellement, et c'est tres bien ainsi ! Qui dit mieux ?!

Gerard Avedissian

12 h 44, le 16 janvier 2014

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Commentaires (3)

  • Moi, j'ai une tres bonne wasta: je connais Fifi personnellement, et c'est tres bien ainsi ! Qui dit mieux ?!

    Gerard Avedissian

    12 h 44, le 16 janvier 2014

  • Bravo Fifi pour enfin brosser sociologiquement la wasta ou ce grand Mal libanais qui ronge toutes les classes sociales dès notre naissance. Elle est innée en nous au nom de la confession et du rite , et plus tard au nom du trafic d’influence , et tant pis pour ceux qui n’ont pas un piston pour décrocher un poste important dans la vie ou gagner des procès dans les tribunaux avec des juges vendus au diable .Triste .

    Sabbagha Antoine

    08 h 30, le 16 janvier 2014

  • On a tort de considérer la déontologie de ces Libanais comme une force indépendante, et de ne pas tenir compte de sa subordination au passe-droit ancestral. Les arguments Sains ne peuvent rien contre les "affectifs" intérêts, et c'est pourquoi la lutte à coups d’éthique est si stérile dans ce monde d’intérêts éhhh libanais. Ces gens ne mettent en avant leurs intérêts que pour "rationaliser" leurs passions. Mais pourquoi se méprisent-ils les uns les autres, s'exècrent-ils ? C'est là un mystère qu’aucun Scandinave ne résoudra ; il n’est pas con ! On pourrait même parler ici de la misère mentale d’une populace, d’une masse. Et l'état actuel de la morale dans ce pays fournirait une bonne occasion d'étudier ce dommage morale redouté. Mais on évite la tentation de s'engager dans une critique de la bonne conduite de ce pays immergé dans les conflits de toutes sortes, pour ne pas donner l'impression de vouloir se servir de méthodes spécieuses et blessantes. Bref, il ne reste plus qu'à digérer la déception qu’ont causée ces niais, ces indigènes de ce "croissant fertile", à l'égard desquels on doit d'ailleurs modérer nos exigences. Quelques 40 années après l’année 75 du siècle dernier, il semble en effet qu'il faille toujours, à leur égard et à l’égard des "zaïms" de leurs clans, modérer donc ces exigences. On leur demandera peu de chose dorénavant : un usage modeste de leur déontologie éventuelle !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    02 h 35, le 16 janvier 2014

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