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Entre-deux

Entre Tichrine et Tichrine, dit l’adage, un deuxième été. C’est ce que répétaient nos grand-mères alors que nous étions déjà dans nos uniformes rigides et urticants, attendant aux aurores d’être ramassés par le bus scolaire. Entre octobre et novembre, sur nos calendriers, il n’y a jamais eu qu’une nuit à peine, bien petite quand il fallait être levé à 6 h. Pourtant comment ne pas rêver, en cette nuit fatidique, à une faille du temps dans laquelle se glisserait toute une saison douce ? Entre Tichrine et Tichrine, une dimension parallèle, trois longs mois de brises tièdes et de sable chaud... Un sursis. On reporterait cette journée confuse et violente où, bagages et souvenirs serrés tant bien que mal dans le coffre de la voiture, le claquement sinistre et solennel du grand portail des vacances résonnant encore dans l’air frais du matin, on quitte sans se retourner la maison de l’insouciance et ses arbres promis à la neige. On ajournerait ce moment où, dans la touffeur oubliée de Beyrouth, on sent fuir, au premier tour de clé, des fantômes effarés qu’on reconnaît à leur haleine de naphtaline.
Mais non. Entre Tichrine et Tichrine, c’est encore Tichrine qui avance. Une brume légère grise le bleu du ciel. Au bord de Beyrouth, sous le soleil, une curieuse odeur de marée révèle une houle lointaine. Les couleurs changent, imperceptiblement. Malgré un dernier pic de chaleur, les nuits sont déjà fraîches et dans les arbres, par moments, le vent soulève de merveilleuses pluies d’or. La lune semble si proche qu’on craindrait la voir s’écorcher aux arêtes des montagnes. L’automne libanais, par-delà le ciment, est sans aucun doute un des plus beaux du monde, même si la sagesse populaire insiste à lui attribuer un supplément d’été.
Il y a d’ailleurs quelque chose de révélateur dans cet été fantasmé entre octobre et novembre. Rien à voir avec l’été indien. Ce n’est pas un redoux au milieu des premiers frimas comme en Amérique, mais une coquetterie de la pluie qui retarde comme elle peut le moment d’entrer en scène. Pourquoi nos ancêtres ont-ils toujours fait semblant de croire à ce subterfuge ? Peut-être parce qu’il leur donne l’illusion d’arrêter le temps. Ah, ramener l’été en plein cœur de l’automne, comme une mule penaude ! Faire durer l’entre-deux, cette cinquième saison, nous est une manière de survivre, nous qui semblons condamnés à un long chien-et-loup de l’histoire. Nous ne sommes pas en guerre mais certainement pas en paix. Les problèmes affluent de toutes parts, terrorisme, réfugiés, effondrement de l’économie, recul de l’instruction. Nous n’en voyons pas encore les effets. Nous prenons notre déni pour une suspension de peine. L’hiver viendra, pourtant, et il pleuvra.
Entre Tichrine et Tichrine, dit l’adage, un deuxième été. C’est ce que répétaient nos grand-mères alors que nous étions déjà dans nos uniformes rigides et urticants, attendant aux aurores d’être ramassés par le bus scolaire. Entre octobre et novembre, sur nos calendriers, il n’y a jamais eu qu’une nuit à peine, bien petite quand il fallait être levé à 6 h. Pourtant...
commentaires (2)

Beau tableau poétique d’automne bien brossé par une douce nostalgie et une petite révolte réaliste de Tichrine toujours triste politiquement et socialement . Antoine Sabbagha

Sabbagha Antoine

10 h 56, le 31 octobre 2013

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Commentaires (2)

  • Beau tableau poétique d’automne bien brossé par une douce nostalgie et une petite révolte réaliste de Tichrine toujours triste politiquement et socialement . Antoine Sabbagha

    Sabbagha Antoine

    10 h 56, le 31 octobre 2013

  • Superbe....

    Michele Aoun

    09 h 08, le 31 octobre 2013

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