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S...comme Suède

Les moins de vingt ans ne comprendront pas. Les autres ne peuvent pas avoir oublié l’époque pas si lointaine où, réduits au silence par le régime de Hafez el-Assad qui avait étendu ses méthodes au pays du Cèdre, les Libanais n’osaient prononcer ni le mot « Syrie » ni le mot « Syriens ». Peut-être quelqu’un se souvient-il d’un Michel Rocard venu à Beyrouth offrir ses bons offices et à qui les journalistes tentaient de faire prononcer les terribles syllabes : mais dites-le, M. Rocard, nommez le Croque-Mitaine, l’occupant, l’oppresseur... Le ministre français en fut lui-même incapable ! Les techniques de muselage étaient simples. On vous faisait croire que vous étiez sur écoute, que vos conversations matinales avec votre mère, les rares fois où vous arriviez à capter « la ligne », revêtaient aux yeux des services secrets une importance stratégique, qu’ils lisaient même dans vos pensées et qu’en conséquence, vous étiez en permanence dans leur ligne de mire, une cible traquée. À l’époque, comme il fallait bien donner un nom à cette piétaille innommable qui avait érigé des barrages dans tout le pays, retenait nos pièces d’identité, fouillait nos véhicules et nos sacs, nous humiliait, nous dégoûtait de circuler même pour les urgences, on les appelait ironiquement les Suisses ou les Suédois, sans doute en référence à leurs manières policées. On trouvait l’oxymore hilarant. Il faut dire qu’on n’avait pas souvent l’occasion de rire. Le sifflement sournois de l’initiale « S » ne nous en donnait pas moins froid dans le dos.
Ils nous avaient rendu l’air si lourd que nous sommes partis en masse, nous avons fait la queue devant les consulats, vendu ce que nous avons pu vendre, rassemblé ce que les bombardements ont épargné, laissé derrière tout le reste et surtout ceux qui ne pouvaient pas partir. Ce crève-cœur en échange d’un peu de liberté et de dignité... La sérénité resta introuvable.
Abdo est passé ce matin. Avait-il servi dans l’armée du Baas avant de revenir, avec la panoplie du maçon, quand il fallut reconstruire ce qu’ils avaient détruit, puis en uniforme de concierge quand tout fut fini ? Il tenait par la main un tout petit enfant. « Je vais avec la famille au consulat de Suède, m’a-t-il dit, il paraît qu’ils facilitent l’octroi de visas aux Syriens. On verra bien. » En Suède ! J’eus une vision furtive de Abdo à l’orée du pôle Nord, engoncé avec son petit dans un anorak bordé de stalactites, lui qui supporte à peine de porter des chaussures et n’irait que pieds nus s’il le pouvait. Je me raclai la gorge pour réprimer un rire nerveux. Décidément, le destin nous nargue tous. Ainsi les Syriens aspirent à émigrer en Suède, quoi de plus naturel, n’étaient-ils pas déjà Suédois dans notre sabir d’une autre époque ? J’aime bien Abdo. Je lui ai souhaité bonne chance en caressant la joue de l’enfant. J’ai songé que ce petit aspirant suédois reviendrait un jour. Et qu’il changerait peut-être quelque chose dans cette région atroce qui est la nôtre.
Les moins de vingt ans ne comprendront pas. Les autres ne peuvent pas avoir oublié l’époque pas si lointaine où, réduits au silence par le régime de Hafez el-Assad qui avait étendu ses méthodes au pays du Cèdre, les Libanais n’osaient prononcer ni le mot « Syrie » ni le mot « Syriens ». Peut-être quelqu’un se souvient-il d’un Michel Rocard venu à Beyrouth offrir ses bons...
commentaires (3)

S comme ironie du Sort qui se venge au moment opportun de tout opresseur . Antoine Sabbagha

Sabbagha Antoine

14 h 12, le 26 septembre 2013

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Commentaires (3)

  • S comme ironie du Sort qui se venge au moment opportun de tout opresseur . Antoine Sabbagha

    Sabbagha Antoine

    14 h 12, le 26 septembre 2013

  • Felej ma byit 3ellej! Qu'ils aillent en Suède, aux Etats Unis ou au paradis, ils resterons toujours les mêmes. Et cela s'appliquent a tous les Arabes. Merci Dieu nous n'en sommes pas!!!

    Pierre Hadjigeorgiou

    08 h 57, le 26 septembre 2013

  • Retour de Bâton Libanais, ou la Vengeance Libanaise est un plat qui se mange froid....

    Antoine-Serge KARAMAOUN

    07 h 03, le 26 septembre 2013

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