
Tenei Ahmad dans le spectacle de Ali Chahrour « Quand j'ai vu la mer ». Photo Kassim Dabaji
Avec Quand j’ai vu la mer, le danseur, chorégraphe et metteur en scène libanais Ali Chahrour confronte le public libanais à une réalité souvent ignorée : celle des travailleuses migrantes, victimes silencieuses d’un système d’exploitation légal, le système de la kafala. Présentée à partir du jeudi 1er mai pour quatre représentations au théâtre al-Madina à Beyrouth, cette œuvre scénique élève la voix des classes opprimées, marginalisées et violentées, dans une narration intime, dérangeante et courageuse, qui ouvre une brèche vers la liberté.
Ce spectacle est né d’une expérience personnelle qu’a vécue Ali Chahrour, notamment durant la récente guerre israélienne contre le Liban – une guerre toujours en cours selon lui. Durant cette période, des dizaines de familles libanaises ont abandonné les travailleuses domestiques qui vivaient chez elles : livrées à elles-mêmes, sans ressources, certaines se sont retrouvées à errer dans les rues, d’autres sont restées piégées dans des maisons sous les bombardements ou réfugiées sur la corniche, sans un sou ni assistance. Ce scénario se répète à chaque crise que traverse le Liban. En 2019, avec l’effondrement de la livre libanaise, des quartiers huppés de Beyrouth sont devenus des refuges de fortune pour des travailleuses venues d’Éthiopie, du Congo, de Sierra Leone, des Philippines ou du Bangladesh, abandonnées par leurs employeurs et souvent même par leurs ambassades. Aucun droit du travail ne les protège.

Ces réalités violentes, le chorégraphe les a observées de près. Il raconte être descendu dans la rue pendant la guerre pour écouter les histoires de ces femmes, empreintes d’angoisse et victimes de négligence. L’un des moments fondateurs du projet fut sa rencontre avec une jeune Éthiopienne souriante, sur la corniche de Manara. « Cela faisait des années qu’elle vivait au Liban, mais c’était la première fois qu’elle voyait la mer », se souvient-il. Ses employeurs avaient fui à Dubaï, la laissant enfermée dans leur cave, vivant comme une morte, se nourrissant des poubelles, privée de toute intimité. « Dans la lumière de ses yeux se mêlaient la terreur, l’espoir et une liberté soudainement entrevue. C’est à ce moment que j’ai commencé à concevoir le spectacle. »
Initialement pensé autour du thème de la mer, le projet a été entièrement réorienté, en concertation avec les bailleurs de fonds, notamment le Festival d’Avignon (où le spectacle sera présenté cet été), ainsi qu’Afac et al-Mawred al-Thaqafy. Tous ont accueilli cette refonte avec enthousiasme, en ces temps de guerre et de barbarie inédite. « Je tenais à créer pendant la guerre, car c’est une guerre d’annihilation d’un peuple, d’une culture, d’une identité. Le théâtre, aujourd’hui plus que jamais, doit raconter les histoires des gens, leur donner une voix, servir de lieu de résistance. Je ne sais pas porter une arme et je hais la guerre, mais je sais faire du théâtre. »
Même si la guerre constitue le point de départ du spectacle, celui-ci embrasse des douleurs plus vastes, intimes et collectives. Il s’appuie sur les récits de trois jeunes femmes migrantes, dont l’une, née d’un père libanais et d’une mère éthiopienne inconnus, a grandi dans un orphelinat. Ce n’est donc pas uniquement un spectacle sur la guerre actuelle, mais sur toutes les guerres, qui entraînent une chaîne de violences, dont les premières victimes sont souvent les femmes, les enfants et, au Liban, les travailleuses étrangères, particulièrement vulnérables car littéralement considérées comme la « propriété » de leurs employeurs, explique Ali Chahrour.
La sélection des trois interprètes – Tenei Ahmad, Zeina Moussa et Rania Jamal – a été un défi en soi. Il fallait trouver des jeunes femmes capables de monter sur scène, de raconter leurs histoires, de se libérer des contraintes professionnelles et administratives pour participer aux répétitions et se rendre à Avignon dans le cadre d’ateliers préparatoires.
Une image poétique de l’intime
Ali Chahrour ne se limite pas à la danse ou à la mise en scène : il transforme le chagrin et la noirceur en tableaux poétiques et en récits qui célèbrent la liberté. Ce natif du Sud libanais déconstruit les formes classiques de la danse contemporaine, pour bâtir un langage scénique soufi et philosophique, où les corps fatigués se libèrent du poids des traditions, des tabous, de la religion et des systèmes patriarcaux. Depuis ses œuvres précédentes (Fatmeh, Layl, Le Sommeil des gazelles, Comme ma mère me l’a raconté), il invite son public à une réflexion sur la mémoire collective d’un pays instable et perpétuellement en guerre.

Toutes ses créations abordent des thématiques de genre, d’amour, de mort, de deuil, de répression, avec une forte présence du corps comme territoire d’expression. Interrogé sur cette récurrence de la douleur dans ses œuvres, il répond en souriant : « Mes spectacles célèbrent la vie et la liberté, ils racontent des histoires humaines et intimes, souvent interdites ou invisibles. Chaque spectacle est pour moi une vie condensée, une intense traversée. »
Cette démarche collective, nourrie par des mois de travail, crée un véritable esprit de famille entre Ali Chahrour, les trois performeuses, la chanteuse et musicienne Lynn Adib, le compositeur Abed Kobeissy, l’ingénieur son, le créateur lumière Guillaume Tesson et l’assistant metteur en scène Chady Aoun.
Quand j’ai vu la mer repose sur une recherche de terrain, des entretiens avec des dizaines de travailleuses et des enquêtes journalistiques documentant les violations de leurs droits : absence de rémunération, atteintes à la liberté, violences physiques et psychologiques. Ali Chahrour ne s’adresse pas uniquement au public, mais dénonce aussi les autorités libanaises, leur silence et leur complicité. « Ce n’est pas un système de travail, c’est une forme moderne d’esclavage, légalement encadrée. Il y a encore aujourd’hui des corps de travailleuses mortes, abandonnés dans des morgues ou sous les décombres, et personne ne les réclame », déclare-t-il.
Le spectacle met en lumière le cycle de la violence : la société libanaise subit des violences – de la part de l’occupant israélien, de la corruption interne, de la misère – et les reproduit ensuite, parfois plus violemment encore, sur les plus faibles.
Voix, corps et récit : une trinité scénique
Chez le chorégraphe, les éléments scéniques fonctionnent en synergie : le corps, le son, la lumière et le texte s’entrelacent dans une structure organique. La temporalité est suspendue, chaque élément est essentiel. La musique (interprétée en direct), les voix, l’éclairage dépouillé et précis, la scénographie minimaliste – tout concourt à mettre en avant le récit et la présence brute du corps. « Le corps n’a pas besoin de costumes ni de décors. Il porte tout le sens. »
Travaillant avec des interprètes non professionnelles, Ali Chahrour a accordé une attention particulière à la gestuelle, en laissant aux corps le soin de « découvrir » leur propre langage. L’éclairage, conçu par Guillaume Tesson, accompagne cette confrontation directe avec le public : « On est dans une séance de vérité, presque une enquête criminelle. Le spectateur ne peut pas fuir, sinon en quittant la salle. »
Même le son participe à cette immersion. Les respirations, les voix, la musique en direct composée par Abed Kobeissy et Lynn Adib évoquent le souffle de la guerre, les souvenirs éclatés, les cicatrices enfouies.
Une mosaïque sonore
« Pour moi, la musique est un corps en soi », confie Ali Chahrour. Abed Kobeissy, collaborateur fidèle, décrit trois axes musicaux ayant guidé la création : des références aux folklores éthiopien et levantin, des influences pop régionales et, enfin, des compositions originales chantées par les interprètes elles-mêmes, formées par Lynn Adib.
Loin d’une fusion artificielle, cette identité sonore reflète les parcours des artistes : ce que les jeunes migrantes ont emporté avec elles, les chansons qu’elles écoutent au Liban, les influences africaines adaptées à leur goût, et les musiques que Lynn Adib (syrienne vivant à Paris) et Abed Kobeissy ont eux-mêmes apportées. « La guerre, dans ce spectacle, est le point d’entrée vers la mémoire et le trauma, mais aussi un levier pour déconstruire et reconstruire par l’art », conclut Abed Kobeissy.
À partir du 1er mai, au théâtre al-Madina.
DES OBJETS DONT LA PROPRIETE EST ECQUISE PAR LES EMPLOYEURS DES DEUX SEXES... D,APRES LA CROYANCE CRIMINULLE DE CES DERNIERS.
10 h 01, le 02 mai 2025