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Culture - Témoignages

Chroniques d’une mémoire en ruine : récits d’artistes libanais face à la guerre (2/2)

Ils sont originaires de Nabatiyé, de Adaïssé, de Baalbeck, de Saïda, de Kab Élias, de Kfarsir ou de Sultan Yaacoub el-Faouka. Après les bombardements israéliens sur leurs villages, leurs souvenirs et impressions ressortent de sous les gravats.

Chroniques d’une mémoire en ruine : récits d’artistes libanais face à la guerre (2/2)

Montage de photos fournies par Nour Ballouk, Anjo Rihane, Akram Zaatari et Nadine Touma. Photos des destructions à Nabatiyé par Matthieu Karam. Collage L’OLJ

Anjo Rihane : Je me suis activée en refoulant mes larmes…

Anjo Rihane s'active à aider les déplacés de son village. Avec l'aimable autorisation de l'artiste

Si à Mansouriyé où elle réside, Anjo Rihane n’a pas subi directement la violence des pilonnages israéliens, la comédienne originaire du Liban-Sud n’en a pas moins été très impactée par cette énième guerre sur le Liban. « Je suis originaire de Kfarsir, troisième village au sud de Nabatiyé. C’est là que j’ai grandi jusqu’à mes 18 ans. C’est là que vivaient, il y a quelques semaines encore, mon père, beaucoup de membres de ma famille, des amis… Le village a été sauvagement bombardé, encore plus que durant “Raisins de la colère” (en 1996, NDLR), encore plus qu’en 2006. Et même si la maison familiale a été préservée, j’appréhende le paysage que je vais découvrir à mon retour de Montréal, où je présente ma pièce Mjaddra Hamra. Quand je devrai me rendre au Sud pour affronter la réalité des ravages et destructions », confie celle qui a beaucoup porté la voix des femmes sudistes sur les planches beyrouthines au cours de ces dernières années (notamment dans Mjaddra Hamra, pièce à grand succès du metteur en scène Yehya Jaber).

Et de poursuivre : « Quand je regarde les images des destructions à Nabatiyé, je n’arrive plus à y reconnaître quoi que ce soit. Alors que j’ai fait toute ma scolarité chez les sœurs antonines de cette ville, que j’ai hanté ses rues, ses boutiques, ses pâtisseries… Et que j’y ai même fait mes premiers pas de comédienne, en interprétant le rôle de Sayda Zeinab dans une pièce jouée à l’occasion des cérémonies de commémoration de Achoura… Je n’arrive pas à accepter l’idée que ces lieux où j’ai passé tellement de temps sont désormais totalement effacés. »

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Chroniques d’une mémoire en ruine : récits d’artistes libanais face à la guerre (1/2)

Pour ne pas y penser, pour s’interdire de pleurer, Anjo Rihane s’est beaucoup investie dans l’aide aux familles déplacées. « Celles de mon village principalement, qui sont plus de deux cents à avoir fui sans rien emporter. Je me suis démenée, j’ai mis à contribution tout mon réseau, j’ai sollicité aussi les associations caritatives pour essayer de leur trouver des logements d’abord, mais aussi des matelas, des couvertures, du lait pour les bébés, des médicaments pour les personnes âgées, du matériel de cuisine… Durant les bombardements, c’est ce qu’il fallait faire. Les larmes viendront certainement plus tard », dit la jeune femme qui espère que cette guerre sera la dernière. « Parce que je ne veux pas que mes enfants vivent ces cycles de violence que j’ai vécus. Et je ne supporte plus de vivre dans un pays qui ne connaît pas la paix. »

Nour Ballouk : On revient et je rouvrirai ma galerie à Nabatiyé !

La galerie de Nour Ballouk à Nabatiyé a subi d'importants dégâts durant la guerre. Photo fournie par la galeriste

Malgré la guerre à Gaza et les affrontements déjà entamés entre Hezbollah et Israéliens dans les villages frontaliers, Nour Ballouk avait tenu à ouvrir en janvier 2024 sa galerie éponyme à Nabatiyé. La première galerie d’art dans cette grande ville du Liban-Sud. N’écoutant que sa passion pour l’art et sa conviction que la paix l’emportera toujours sur la guerre, la jeune femme, artiste elle-même, avait même réussi le pari d’y organiser plusieurs expositions, dont certaines consacrées aux œuvres de grands peintres libanais, à l’instar de Mohammad el-Rawas ou Issa Halloum. Dix mois plus tard, les sombres menaces se sont réalisées : l’embrasement s’est étendu sur une large partie du territoire libanais et le pilonnage israélien a quasiment rasé Nabatiyé. Et si la galerie ainsi que la maison de Nour Ballouk et son mari (le réalisateur d’origine irakienne Abbas Fadel) n’ont pas été directement visées, elles ont toutes deux subi des dommages dus aux éclats des frappes ayant visé des bâtiments adjacents. « Mon mari, ma fille et moi avions heureusement quitté la ville dès le 23 octobre, suite aux injonctions du porte-parole de l’armée israélienne. Mais j’ai vécu ce jour-là les heures les plus terribles de ma vie. Tout le monde fuyait en même temps, ce qui faisait que nous nous sommes retrouvés bloqués quatorze heures dans un embouteillage monstre, avec la peur d’être bombardés à tout moment », raconte la jeune femme qui s’est réfugiée avec sa famille dans un appartement de location à Amchit. Sauf qu’en dépit de tous les peurs et les dégâts, et bien que « titulaire, dit-elle, d’une nationalité française qui nous offre la possibilité de refaire notre vie ailleurs », la galeriste reste attachée à Nabatiyé. « Maintenant que la paix est revenue, on va rentrer chez nous, arranger les dégâts de la maison d’abord, puis remplacer les vitres brisées de ma galerie et la rouvrir au plus tôt, en y organisant une exposition à nouveau », lance-t-elle, au premier jour du cessez-le-feu, d’une voix inflexiblement joyeuse.

Mohammad Abdouni : un lavabo rose à Sultan Yaacoub el-Faouka

Aisha Abdouni, la grand-mère de Mohamad Abdouni, s'agrippe aux murs de la maison familiale en résistance, tandis que son père Kamel Abdouni et d'autres membres de la famille posent devant leurs voitures, 1979, Bekaa, Liban. Photo fournie par Mohammad Abdouni

« J’ai grandi à Beyrouth », raconte Mohammad Abdouni. Il dit aussi avoir peu de souvenirs de son village, Sultan Yaacoub el-Faouka, frontalier de la Syrie, où il ne se rendait avec ses parents que les week-ends et à certaines occasions. « La maison était une maison paysanne, ni belle ni laide, assez sommaire, avec des meubles disparates, où rien n’allait avec rien. On y avait privilégié l’utile plutôt que l’esthétique. Et pourtant, dans tout ce fatras hétéroclite, il y avait dans la chambre de ma grand-mère un immense lavabo en marbre rose que je trouvais éblouissant. Venu de nulle part, il semblait échoué d’un château français. Comme elle avait des problèmes de santé et de mobilité, je suppose que cela lui facilitait la vie », relate le photographe, réalisateur et artiste visuel, comme persuadé qu’aucun objet dans cette maison n’était justifié par sa beauté, celle-ci ne pouvant être qu’accidentelle. Deux expositions solo lui sont consacrées en ce moment, l’une à Lafayette Anticipations dans le Marais, à Paris, et l’autre à la galerie Marfa’a, secteur du port, à Beyrouth. Les deux rassemblent des séries de photos et d’objets moulés fortement inspirées de sa Békaa natale, preuve de l’impact de cette région sur son univers artistique.

La relation de Mohammad Abdouni avec cette terre de paysans, de chasseurs et de guerriers est compliquée. « Les genres y sont trop cloisonnés, souligne-t-il. J’adorais la maison et la ville, mais c’était une lutte permanente car tout me rappelait que j’étais différent. » Il est fasciné par les tribus de Bédouins qui font le tour du monde et élisent domicile plusieurs mois l’année dans des campements éphémères. Leurs tatouages, leurs musiques, leur altérité l’attirent. Les jeunes Bédouins sont ses compagnons de jeu. La proximité du village avec la Syrie est un apport supplémentaire de diversité. Le plus extraordinaire est que la télévision capte les chaînes syriennes. « Mon moment préféré était la diffusion de Candy Candy doublé en arabe syrien ou égyptien. » Toute l’esthétique de cette histoire qui tourne autour de deux petites orphelines de la fin du XIXe siècle, leurs chagrins, leurs joies, leurs amours, leurs aventures est pour le jeune Mohammad quelque chose de savoureux au milieu de la rudesse ambiante de ce village calme et austère, presque exclusivement peuplé par deux grandes familles, les Jarouche et les Abdouni. « J’ai orné une de mes sculptures exposées à Lafayette Anticipations d’une effigie de Candy Candy », confie l’artiste. Il se souvient aussi des noces sur la place du village, « les plus festives et bruyantes qui puissent exister ».

Tandis qu’il se tâte sur la pertinence de parler du marché du dimanche à Sultan Yaacoub el-Faouka, lui revient un souvenir étonnant : « À la faveur du succès de l’animé au village et sans doute dans les villages environnants, on pouvait trouver des produits dérivés de Candy Candy fabriqués au Japon mais importés du Venezuela ! Quand j’y pense aujourd’hui, je me demande quelle était la probabilité de trouver dans ce village des confins du Liban ces produits venus de l’autre bout du monde, simplement parce que la série était diffusée sur une chaîne syrienne que la proximité géographique permettait de capter. »

Nadine Touma : le chant de sa terre

La région de Kab Élias sous l'objectif et les souvenirs de Nadine touma. Photo fournie par l'artiste

Conteuse, éditrice (Dar Onboz), cheffe d’une tribu passionnée par le patrimoine immatériel du Liban (Ahl Eldar), Nadine Touma est originaire de Kab Élias. Cette chamane moderne se console de la destruction de sa maison familiale par les forces syriennes (déjà) en invoquant les saveurs, les parfums, les couleurs, les sons et les lumières de la Békaa de son enfance. L’acharnement des guerres contre sa terre a fait d’elle un réceptacle, dernier refuge de tout ce qui a disparu ou risque de disparaître. C’est peut-être ce qui explique, malgré les pertes et les renoncements, le sourire radieux qui ne quitte presque jamais son visage. Qu’elle trouve un topinambour au marché et lui revient la présence de sa grand-mère, « ma téta Em Rachid », qui l’appelait « pomme de terre française ». Le tubercule, « légume de terre et de racines », finira en conserve – quoi d’étonnant en cette saison de mouné où les villages préparent leurs provisions pour l’hiver ? « Cette saison, je l’ai emportée partout avec moi, dans mon vécu et dans mon imaginaire », confie la conteuse, héritière de la tradition des hakawati, sans pareille pour subjuguer une audience, habitée par ses récits rythmés de grands silences et de fascinants effets de voix.

« C’est l’automne à la Békaa, dans ma terre natale, dit Nadine. Cette terre rouge enlacée par des chaînes de montagnes interminables et des pleines lunes qui, mois après mois, tissent nos contes d’enfance. » Et tandis que mûrissent les haricots blancs dans la soupe où s’épousent l’ail revenu dans l’huile d’olive, la coriandre et les blettes enveloppées dans un fumet de cumin, enchantées par un quartier de citron, la conteuse revit les délices de son enfance. « C’est fou, tout, j’ai tout retrouvé », chanterait Barbara. Les grandes robes à larges poches créées par sa tante « magicienne » pour les petites filles de la tribu, « robes de jeu » où s’engouffraient les amandes et les noisettes cueillies par des hommes montés sur des échelles géantes. Les boules neigeuses de labné, mises à sécher sur des draps blancs et qui contiennent tous les lointains visités par les chèvres, chaque atome de montagne, chaque voyage entre « les pierres de lunes et d’étoiles ». Et toute cette joie en cris, en chants et mélopées et rires, en larmes parfois en ces temps qui ne supportaient pas l’absence. Et les enfants qui zigzaguaient entre les chaudrons, « pour faire partie de cette célébration de terre, de mères et de grands-mères ». Et l’odeur de l’arak, « cet élixir d’amour, l’odeur de l’anis se mélangeant aux raisins blanc sublimes qui ont mûri sous le soleil d’été ». Pour la famille Touma, le parfum de l’appartenance. Et la saison de la chasse, où le grand-père, soucieux de préserver la vie et la reproduction des oiseaux, se muait en « chasseur de chasseurs inconscients ». Enfin, l’odeur de la terre après la pluie, que Nadine voudrait « transformer en parfum pour rendre leurs racines à ceux qui sont partis ».

Anjo Rihane : Je me suis activée en refoulant mes larmes…Anjo Rihane s'active à aider les déplacés de son village. Avec l'aimable autorisation de l'artisteSi à Mansouriyé où elle réside, Anjo Rihane n’a pas subi directement la violence des pilonnages israéliens, la comédienne originaire du Liban-Sud n’en a pas moins été très impactée par cette énième guerre sur le Liban. «...
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