Rarement le stade Rafic Hariri avait connu pareille affluence. Massés sur la pelouse de l’écrin historique du club de Ras Beyrouth, aujourd’hui reconverti en terrain d’entraînement, des milliers de supporters de Nejmeh font face à l’écran géant installé spécialement pour l’occasion. Les effluves soufrées des fumigènes et la rumeur des chants perceptibles plusieurs centaines de mètres à la ronde s’expliquent par l’enjeu du match qui s’annonce. Pour la quatrième fois de l’histoire du football libanais, le vainqueur du championnat sera sacré à l’issue d’un « derby de Beyrouth » entre Nejmeh et Ansar. Attendu de pied ferme par les fans des deux équipes, les plus populaires du pays, ce rendez-vous revêt une importance toute particulière pour le club de « l’étoile » qui, après une décennie de disette, a enfin l’occasion de remonter sur le toit du Liban.
Mais pour soulever sa neuvième couronne nationale, Nejmeh n’a d’autre choix que de l’emporter. Relégués à deux longueurs de son rival, leader avec 45 points au compteur, les hommes de Dragan Jovanovic sont contraints de s’imposer face à un adversaire qui les a déjà battus à quatre reprises cette saison, et ce sans le soutien de leur public. La faute à la décision de faire jouer ce derby décisif à huis clos. « Mesure de sécurité, confie un membre de la fédération. Nous avons préféré éviter tout risque de débordement. » Raison pour laquelle une simple poignée de VIP a pu prendre place dans les tribunes du stade Fouad Chéhab de Jounieh, loin de Beyrouth et de la Cité sportive (dont la pelouse a été laissée à l’abandon), où se déroulait avant le début de la crise cette affiche de prestige.
« Rien au monde n'aurait pu nous faire rater ce match »
« Les ambiances d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec celles d’avant 2019. Un derby décisif pour le titre comme celui-là, ça rassemblait au moins 50 000 personnes », se souvient Hatem, membre des « Ultras Supernova », groupe de supporters de Nejmeh fondé en 2018. Contraint de suivre la rencontre sur son téléphone depuis son lieu de travail, à Oman, il n’a pu se joindre aux festivités contrairement aux autres membres du groupe, dont les bâches et les drapeaux à l’effigie du groupe se sont fait rares en tribunes ces dernières années : « Rien au monde n'aurait pu nous faire rater ce match, assure Hicham. Beaucoup de choses nous ont empêchés de vivre notre passion ces dernières années, que ce soit à cause du contexte politique ou de la fédération. Mais, aujourd’hui, nous nous devions d’être présents derrière nos joueurs », assure-t-il.
Au moment où les caméras de la MTV se braquent enfin sur les 22 acteurs entrant sur la pelouse, les chants à la gloire de l’équipe reprennent de plus belle à l’initiative de « Sansoun », l’imposant capo de la tribune de Nejmeh (et éphémère porte-voix de celle de l’équipe du Qatar pendant le Mondial 2022), micro en main. Ceux à destination de l’équipe adverse aussi : « Chiyah ! Ghobeiry ! Ansar aala ... », peut-on entendre en rime riche. Non loin de là, les non moins nombreux fans d’Ansar se sont quant à eux réunis dans les travées du stade municipal de Tarik el-Jdidé, le fief du club vert. Un dispositif similaire a été mis en place pour permettre aux deux publics de suivre la rencontre à distance, chacun de son côté.
Mais l’enthousiasme laisse bientôt place à la crispation dès le coup d’envoi. Celle-ci est tout aussi palpable sur le terrain, où les deux équipes peinent à apporter le danger devant le but adverse. Anesthésiés par l’entame timide de leurs protégés, les supporters de Nejmeh frémissent une première fois lorsque Mehdi Zein, lancé en profondeur dans la surface à la 25e minute, rate son contrôle qui aurait pu lui ouvrir le chemin du but. Cela a au moins le mérite de réveiller ses troupes, à Jounieh, ainsi que son public, à Manara, qui se remet à chanter. Soudain, un groupe de personnes se met à exulter sur le côté. La scène interloque le reste de l’assistance qui comprend alors qu’elle suit sans doute la rencontre avec un léger différé. Tout le monde se lève comme un seul homme, sachant que la délivrance est proche. Puis, lorsque Khalil Bader propulse le centre de Rabih Ataya dans les filets adverses d’une splendide demi-volée, le stade Rafic Hariri explose une première fois.
1-0, c’est le score à la mi-temps malgré les efforts fournis par Ansar et son avant-centre sénégalais Haj Malek pour égaliser dans la foulée. Tout proche de marquer dans le premier acte, le meilleur buteur du championnat ne se fait pas prier pour égaliser de la tête dès le retour des vestiaires, à la réception d’une combinaison sur coup franc parfaitement exécutée par Hassan Maatouk. 1-1, 52e minute, tout est à refaire pour Nejmeh, dans l’obligation de marquer face à une équipe qui peut se contenter du match nul pour sécuriser son 15e titre de champion.
« C’est comme si on avait libéré le Liban »
Nejmeh pousse, heurte le poteau, manque de peu de concéder un deuxième but… puis l’image se fige. L’application de streaming utilisée jusqu’ici pour capter la MTV a rendu l’âme. Chacun est désormais contraint de suivre la dernière demi-heure par ses propres moyens, et de petits îlots se forment autour des smartphones sortis en urgence. « Hors-jeu ! » crient les uns pour mettre un terme à des célébrations trop hâtives. « Ils regardent sur la VAR ! » répondent les autres.
On entre dans les sept minutes de temps additionnel. Nejmeh lance ses dernières forces dans la bataille et tente, tant bien que mal, de mettre le ballon dans la surface d’Ansar. Et puis, sur un centre hasardeux de Mohammad Safwan, Kassem Zein, le capitaine, dévie comme il le peut un ballon qui arrive par bonheur dans les pieds de Saïd Awada, excentré sur l’aile droite. Ce dernier remet instantanément le cuir devant le but adverse où, libre de tout marquage, Zein a tout le loisir de reprendre ce centre d’un coup de casque rageur qui vient faire trembler les filets de Nazih Assaad. Après une ultime vérification de la VAR, le but est bien validé, tout comme le neuvième sacre national de Nejmeh.
En pleurs, à genoux, Mohammad prend Mounir, son fils de 5 ans, dans ses bras : « C’est un rêve, un sentiment indescriptible. Cela fait dix ans que l’on attendait ce moment, s’exclame-t-il. « Gagner de cette façon grâce un but à la dernière minute, on ne pouvait pas espérer mieux », renchérit Aya, 24 ans, supportrice de Nejmeh « jusqu’à la mort » venue avec toute la famille, dont sa mère, pour l’occasion. « C’est comme si on avait libéré le Liban ! » ose même Ali, originaire de Bint Jbeil, qui déambule avec son drapeau géant.
« Cette victoire, elle est pour les martyrs qui ont donné leur sang pour défendre le Sud », abonde le sexagénaire alors qu’est brandi près de lui un portrait d’un des combattants du Hezbollah, Issa Noureddine, dit « Ali Nejmeh », tué le 9 janvier dernier au Liban-Sud des suites d’une frappe israélienne à Ghandouriyé dans le cadre du conflit en cours dans cette région. « Le football, c’est notre exutoire, notre respiration. Remporter le championnat dans ce contexte rend la victoire encore plus belle », résume Hussein, tandis qu’un feu d’artifice annonce l’arrivée des joueurs venus, trophée en main, fêter leur triomphe avec leurs supporters jusqu’au bout de la nuit.