Actu littéraire

La guerre civile à travers le destin d’une famille

Mère, la pièce actuellement en chantier au théâtre de la Colline et qui sera jouée à partir du 19 novembre, est le troisième opus du cycle Domestique inauguré par Wajdi Mouawad avec Seuls et qu’il a poursuivi avec Sœurs. À partir d’éléments autobiographiques, l’écrivain y développe un récit qui croise le regard d’un enfant de dix ans qui a été arraché à son pays en guerre pour vivre un exil de plusieurs années en France et l’histoire d’une famille dont le destin est durablement bouleversé par la grande histoire.

La guerre civile à travers le destin d’une famille

Toutes les photographies sont celles des répétitions de la pièce Mère de Wajdi Mouawad. © Tuong-Vi Nguyen

Fuyant la guerre civile comme tant d’autres Libanais, la mère se retrouve avec ses trois enfants à Paris alors que le père tente toujours de poursuivre ses activités professionnelles au pays et que tout le monde espère encore, au-delà de l’inquiétude de chaque jour, que la flambée de violence sera de courte durée et qu’ils pourront rentrer chez eux. Mais le rouleau compresseur de l’histoire va en décider autrement et provoquera l’écrasement de la personne la plus chère au cœur du jeune enfant : sa mère, minée par l’angoisse, la perte et le chagrin. « Et maintenant je suis là, comme à l’intérieur d’une paupière fermée, et je pense aux yeux de ma mère, et je ne sais pas pourquoi, ces yeux-là, bien plus que les miens, me donnent envie de pleurer. »

Dans ce cycle de création, Wajdi Mouawad trace, pièce après pièce, une cartographie familiale décrite depuis des angles différents, afin de mieux cerner la complexité des vécus et de mieux comprendre de quelles façons les destinées individuelles sont transformées par des événements sur lesquels elles ont peu de prise. Le récent retour de la guerre civile sur le devant de la scène libanaise est venu percuter la création en cours, donnant à ce qui était pensé comme un travail de mémoire une actualité brûlante et même désespérante tant sa dimension de « répétition » du même est douloureuse.

Nous avons souhaité interroger les deux actrices principales de la pièce, Odette Makhlouf et Aïda Sabra, pour explorer avec elles ce work in progress qui résonne si intensément avec l’impasse libanaise actuelle. Leur émotion et leur engagement disent avec évidence la force de ce spectacle.

Si vous deviez « résumer » l’essentiel de la pièce avec vos mots à vous, que diriez-vous ?

O. M. : C’est l’histoire d’une mère, celle de Wajdi, durant cinq années passées à Paris. Wajdi a 9 ans à l’époque. Il a une sœur, Nayla, que j’interprète, et un frère. Le père est resté au Liban, et son lien avec sa famille passe par de nombreux coups de fil. Au bout de ces cinq ans pendant lesquels la guerre fait rage, ayant finalement pris conscience que le retour au Liban était impossible, la famille va émigrer au Canada. Mais au-delà de ce cas particulier, la pièce parle de notre rapport à nos parents, au pays d’origine, à la guerre, à l’exil, sujets qui sont au cœur des interrogations de tous les Libanais.

A. S. : La pièce est effectivement centrée sur le personnage de la mère que l’on voit évoluer et se transformer. C’est une femme habitée par la peur et l’inquiétude pour les siens, surtout que le père est resté à Beyrouth, qu’il habite l’appartement familial qui se trouve sur la ligne de démarcation et qu’il est donc sous les bombes. Il y a aussi toutes les incertitudes quant à l’avenir des enfants et de la famille. Donc le thème central, c’est la façon dont la guerre détruit la vie des gens ordinaires, des anonymes, ceux dont on parle peu. Ils voient leur quotidien écrasé, leur famille explosée, et les effets de la guerre perdurent pendant des années, même si les armes finissent par se taire. Et pour ceux qui ont émigré et se sont établi ailleurs au prix de beaucoup de difficultés, le désir de rentrer au Liban reste vif, ils ne sont jamais parfaitement heureux là où ils vivent.

De quelle façon les enjeux politiques de la guerre sont-ils pris en compte par la pièce ?

A. S. : La dimension politique est présente en toile de fond à travers les nouvelles que l’on écoute à la radio et à la télévision en France. D’ailleurs Christine Ockrent interprète son propre rôle dans la pièce, elle donne lecture des informations telles qu’elles parvenaient aux auditeurs pendant ces années-là. C’est donc la guerre vue de France et qui est tout le temps présente dans la maison familiale, mais évidemment, il n’y a aucun parti pris ; la mère est également critique de tous les partis politiques, de toutes les forces en présence. Les nombreux coups de fil du père font eux aussi entrer les enjeux politiques de cette guerre dans l’espace de la vie quotidienne.

O. M. : Je dirais qu’il y a plusieurs couches, plusieurs dimensions à la présence des enjeux de la guerre dans la pièce. Il y a celle des informations médiatiques dont Aïda a parlé, il y a le bruit des armes et des bombes qu’on entend dans la bande-son, il y a les nouvelles apportées par les conversations téléphoniques, il y a les discussions familiales mais aussi les souvenirs de Wajdi enfant qui s’entremêlent à ces différents registres.

Comment s’est faite votre rencontre avec Wajdi Mouawad ?

O. M. : Ça s’est passé sur le tournage du film Sous le ciel d’Alice de Chloé Mazlo dans lequel Wajdi tenait le principal rôle masculin et dans lequel je jouais sa belle-sœur. Dans ce film je parlais libanais, et l’improvisation faisait partie du travail des comédiens. Pour ces deux raisons entre autres, Wajdi m’a proposé de rejoindre l’équipe de Mère.

A. S. : J’avais vu Littoral à Beyrouth et la pièce m’avait bouleversée. J’en suis sortie en larmes et incapable de rentrer chez moi. Mais au-delà de cette émotion violente, j’étais admirative de l’intelligence de la mise en scène et de la force du texte. Et ce qui est étonnant, c’est qu’on m’avait parlé de ce jeune metteur en scène d’origine libanaise lorsque je vivais au Canada, on m’avait donné ses coordonnées parce qu’il recherchait des comédiens pour ses pièces, mais je n’avais pas osé prendre contact avec lui. Puis trente ans plus tard, l’occasion s’est représentée et cette fois, je n’ai eu aucune hésitation.

Comment se passe cette expérience de travail sur un sujet aussi brûlant, alors que les derniers événements de Tayyouné ont remis la guerre sur le devant de la scène ?

O. M. : Wajdi pense et dit souvent que la guerre civile ne s’est pas terminée, que ses répercussions sont innombrables et perdurent très longtemps dans nos vies. Pour moi qui ai fait le choix de rester au Liban, qui étais prête à relever le défi d’y vivre, les derniers événements ont été très douloureux. C’est comme si on nous disait que la guerre ne se terminerait jamais, qu’elle est faite de cycles qui reviennent à intervalles réguliers. On croyait travailler sur la mémoire d’événements vieux de trente ans et voilà que l’actualité nous rattrapait. Mais je dirais qu’on s’est servi de la rage et de la colère qui étaient en nous pour les exprimer dans notre jeu, pour aller encore plus loin dans notre interprétation. Il y a malgré tout des moments d’émotion et des larmes qu’on n’arrive pas à retenir.

A. S. : J’ai vécu trois exils successifs. Chaque fois, l’espoir restait présent, que l’on reviendrait au pays, que le Liban allait s’en sortir. La guerre, je l’ai vécue de plein fouet, vu que nous habitions Chiyah, sur la ligne de démarcation. Tous les épisodes de cette guerre, toutes ses horreurs, je les ai traversés… J’ai le sentiment que ma vie se résume à une valise et des souvenirs. Alors, travailler avec Wajdi sur cette pièce, c’est comme ouvrir une boîte où se trouvent pêle-mêle des dizaines de photos, chacune d’entre elles faisant ressurgir des souvenirs et des émotions violentes.

Vous avez donc mis beaucoup de vous-même dans cette pièce ?

O. M. : Avec Wajdi, la possibilité de modifier le texte ou la mise en scène est toujours présente. De nouvelles idées émergent en permanence. Sa façon de travailler repose sur l’échange avec les membres de l’équipe et l’écoute des points de vue de chacun. Il nous transmet l’idée que ce n’est pas son travail mais le nôtre, que nous sommes tous engagés à ses côtés, tous en recherche. Ce qui est à la fois très beau et très exigeant, même si c’est parfois difficile de se remettre en cause en permanence, de modifier nos répliques parfois très tard au cours des répétitions.

A. S. : Ce que j’apprécie beaucoup dans sa démarche, c’est sa façon d’être en révolte et en recherche permanente. Il a un grand respect de chacun des membres de l’équipe et pour lui, construire la pièce est un processus dynamique et non la mise en application d’un schéma qu’il aurait mis au point en amont.

Ce qui est très émouvant pour nous mais aussi pour Wajdi, c’est de constater combien il est heureux de retrouver sa langue arabe qu’il avait perdue. Des mots, des sonorités, des expressions lui reviennent. Mais aussi des goûts et des ambiances… Pendant la pièce, Odette et moi cuisinons, et cela aussi met la mémoire en éveil. C’est la pièce la plus directement ancrée au Liban de Wajdi. Il y arpente son vécu, la dimension autobiographique est fondamentale. Jusque-là, il tournait autour du Liban à travers des questions plus larges liées à la violence, au conflit, à la transmission, à l’exil… Là, il s’empare du Liban de façon directe et nous sommes témoins de son attachement profond à ce pays mais aussi de sa connaissance intime des enjeux. Il y a chez lui, en plus de la dimension affective, un travail de documentation qui lui permet d’avoir une compréhension très fine du pays et de son histoire.

Le travail d’écriture se fait à la fois en arabe et en français ?

A. S. : Wajdi écrit en français seulement, mais moi, j’interprète mon rôle en arabe. Il y a donc un travail de traduction de l’arabe vers le français, par exemple durant les phases d’improvisation, mais aussi du français vers l’arabe, parce que le texte de Wajdi doit être en partie retraduit en arabe. Pour les spectateurs, il y aura une bande passante avec la traduction en français du texte arabe.

Quelle sera à votre avis la réception de la pièce par le public ? Avez-vous le sentiment qu’elle touchera les Libanais davantage sur les Français ?

A. S. : Les deux publics seront touchés même si différemment. Les Libanais n’ont pas assez parlé de cette guerre à leurs enfants, il n’y a eu aucun travail de mémoire, juste du silence et de l’amnésie. Cette pièce remettra ces questions à l’ordre du jour et fera réfléchir quant aux prises de position partisanes qui nous ont menés à cette impasse. Elle provoquera peut-être une prise de conscience face à la répétition du même et fera se poser la question essentielle : quel Liban voulons-nous ?

O. M. : Pour le public français, il y aura une meilleure compréhension de ce que c’est que d’être exilé dans un pays qui n’est pas le sien et des difficultés auxquelles on y est confronté. Au-delà de ce qu’ils auront retenu de la guerre telle que couverte par les médias, ils découvriront le vécu au quotidien des gens ordinaires dont on parle si peu.

Vous avez beaucoup parlé de la mère et des transformations qui l’affectent au fil de la pièce. De quelles transformations s’agit-il finalement ?

A. S. : Pour moi qui joue ce rôle, la mère ressemble à Beyrouth, elle en est la métaphore. Elle se transforme comme la ville, avant et après la guerre. Beyrouth était un espace de liberté rare dans la région et le lieu d’une vie culturelle riche et intense. La guerre a bouleversé son visage et les valeurs qu’elle portait. La liberté qui faisait sa singularité et sa force s’est largement perdue. Elle a été écrasée par la guerre.

Mère pièce écrite et mise en scène par Wajdi Mouawad, du 19 novembre au 30 décembre 2021 au Grand Théâtre du Théâtre de la Colline.

Extrait 1

Ne me reproche pas d’inventer ! Ne me reproche pas de fabuler, de faire mon théâtre ! Se voir interdit de récit c’est aussi ça l’exil, Layla, alors je fais avec ce qui me tombe sous la main, des bribes de mémoire, des morceaux de puzzle qui ne représentent plus grand-chose. Entre l’absence de souvenir d’elle au Liban et les souvenirs que j’ai d’elle au Québec, il me reste Paris où la maladie ne l’avait pas encore bouffée, où elle était encore un peu ma mère, inquiète, inquiète, inquiète, inquiète, où les souvenirs que j’ai me permettent de reconstruire une image, même si c’est n’importe quoi, même si c’est une déchirure, une froissure, même si c’est épouvantable.

Extrait 2

Ça fait trois semaines que je n’ai pas de ses nouvelles, j’attends son appel, j’espère qu’il n’a rien. Tu lui as parlé ? Tu sais s’il va bien ? Rassure-moi !/ Pourquoi ?/ Dieu protège-nous !/ Mais, ma sœur, on regarde les nouvelles à la télévision, on regarde les nouvelles et on est comme des poissons dans les filets, on ne respire pas, on étouffe, chaque image nous égorge, on reconnaît les quartiers, on reconnaît les immeubles, tout est détruit et on ne peut rien faire, on s’inquiète, je m’inquiète, et comme je ne peux pas taper sur la télé, je tape sur les enfants./ De loin c’est pire, ma sœur. Mieux vaut être dans la merde que l’imaginer et je ne peux pas te dire combien j’imagine, j’imagine, j’imagine et j’ai envie de m’arracher la tête pour arrêter d’imaginer.


Fuyant la guerre civile comme tant d’autres Libanais, la mère se retrouve avec ses trois enfants à Paris alors que le père tente toujours de poursuivre ses activités professionnelles au pays et que tout le monde espère encore, au-delà de l’inquiétude de chaque jour, que la flambée de violence sera de courte durée et qu’ils pourront rentrer chez eux. Mais le rouleau compresseur de...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut