Que l'on arrête de nous tanner avec ces photos d'un Liban porté disparu qui sentent la gluance à la sauce tire-larmes. Sur le radeau de ce passé médusé défilent les mêmes images de danseurs de bal, rue Hamra, l'épi lustré et le pouce à la bretelle. De sirènes (dé)culottées et de skippers aux fesses dorés autour de la piscine du Saint-Georges. De tuxedos cintrés enfourchant d'insouciantes Mustang sur la place des Martyrs. Les adeptes de nostalgie poussiéreuse connaissent évidemment les légendaires images de notre compagnie aérienne locale, arrachées des abysses des années 60. On y voit des hôtesses rajustant leur désinvolture dans de petites coiffes à la Jacky O., flanquées d'un sourire dentifrice, presque irritant de gaieté, nous renvoyant à un présent nuageux qui vole bien bas. C'est ainsi à chaque fois que l'on franchit le seuil d'un avion en partance de Beyrouth. Surtout lorsque l'aiguille de la montre flirte avec hiboux de pleine lune et que l'on est accueilli par une bouche bubble gum qui triture un « Bonsoir and welcome 3ayné ».
Arche de Noé
Au niveau du salon mondain de la cabine affaires où bulle un vin mousseux qui se fait appeler champagne, les regards coulissants attendent de voir dans quelle classe nous sommes placés avant de décider s'ils concéderont (ou pas) un sourire en coin. Époussètent quelques débris de leur indifférence sur des fourrures indigestes ou costards pincés puis regardent vers dehors en tripotant trois iPhones. Avec cet ennui rouspétant d'attendre autrui et, inévitablement, cette euphorie d'être vus, même s'ils prétendent se cacher derrière un masque de sommeil. Sinon un « pffft » d'exaspération quand les hôtesses, galopant de siège en siège sur la pointe de l'inconfort de leurs étonnants escarpins, proposent un sachet de camomille Lipton pour se détendre. Pendant que certains de ces voyageurs business sont déjà orteils à l'air et ronflements au plus près des cieux, il ne nous reste plus qu'à traîner nos cernes accroupis jusqu'à l'autobus volant qu'est la classe éco. Dans cette arche de Noé hystérique, on aurait enfourné tous les ingrédients de la recette pour une sale nuit : mama gifleuse de bébés pleureurs, jouvenceaux mimant une chorégraphie de Justin Bieber et renifleurs catapultant leurs kleenex usés dans l'air plombé par une version instrumentale de Feyrouz.
« Sorry, bass dafiré... »
On pourra aussi compter sur les hôtesses, ces précautionneuses qui vous lancent un « sorry, bass dafiré (Pardon, mais... mes ongles) » d'un hochement de tête en vous expliquant que, non, elles ne vous aideront pas avec vos bagages. À l'inverse, elles resteront boudinées dans la paresse en polyester de leur nouvel uniforme. Impassibles, négligeant vos appels comme tant de ballons Chicklets éclatés, alors que vous vous déplacez l'épaule en essayant de caser une valise à main. Pourtant on se pardonne mal d'en vouloir à ces braveuses des airs. Elles qui laissent tout, famille, amours et enfants pour se propulser tous les jours et sur leur trente et un dans l'incertitude d'un ciel de plus en plus inquiétant.
Le décollage serait donc cet instant qu'on attend, que l'on aime presque, pour l'apaisement surprenant qui creuse son gouffre en plein cœur du brouhaha de cette volière. Lorsque les mains se font moites et le papotage moindre, que l'équipage dans une tenue qui lui fait la cuisse envasée et la fesse encagée s'apprête à indiquer les mesures de sécurité, sur fond d'images terrorisantes où des familles au sourire abruti évacuent un avion en toboggan. Et que de leur french manucure, ces hôtesses chatouillent l'angoisse nocturne de celle qui enchaîne les chapelets, les neuvaines et les signes de croix. Le moment où les yeux d'explorateur de celui qui expérimente l'avion et les paupières mouillées de celle qui « part pour de bon » font place au silence des premières fois. Le moment où les horloges se dérèglent déjà et le sursaut d'une turbulence vous fait découvrir le voisin de siège embué de sueur et recroquevillé contre vous. Le moment où l'on balaye du regard nos autres voisins, ceux des cieux, en leur inventant une vie. Et que la somnolence gagne enfin, même si l'on s'imagine souvent des scénarios plus catastrophes qu'au plus obscur de nos nuits sur la terre ferme.
Jusqu'à ce qu'une brume de oud ou de patchouli s'avance vers vous, et vous marmonne au creux de l'oreille : « Knéfé aw omelette ya albé ? »...
Dans la même rubrique
Entre le troisième et le septième, où (dé)coucherons-nous ce soir ?
commentaires (5)
Ecellente esquisse et caricature de ce qu 'est devenu ce pays a l'image de ce qu'est devenue notre societe actuelle. Faut pas se plaindre... Le pire qui nous attend ... Va bientot nous faire regretter le present tant critique. Vous ne voulez plus d'exotisme ? Prenez les compagnies etrangeres !
Cadige William
14 h 16, le 06 février 2016