Ce n'était que quelques minutes, mais pour les présents, elles semblaient un siècle. C'est dans ce lieu isolé au milieu de nulle part, figurant à peine sur les cartes du territoire libanais et où quelques bâtiments de béton visiblement construits à la hâte (et sans autorisation) attestent de la présence d'êtres humains, que le Front al-Nosra a choisi de procéder à l'échange avec les autorités libanaises.
Le lieu est d'ailleurs significatif, puisqu'il s'agit d'une sorte de no man's land dans le jurd de Ersal, placé sous le feu de la huitième brigade de l'armée (en poste dans le secteur), d'une part, et des combattants d'al-Nosra, de l'autre. Une dizaine de kilomètres séparaient ainsi le lieu où le général Abbas Ibrahim, qui a tenu à superviser personnellement l'échange, s'était posté avec les 13 prisonniers libérés par les autorités libanaises et celui où les combattants d'al-Nosra, le visage couvert mais adoptant une attitude se voulant avenante, faisaient leur dernier show avant de libérer les seize policiers et militaires qu'ils détiennent depuis le 2 août 2014. Après des mois de négociations, de menaces réciproques, de pressions et de tensions, tout le monde savait que l'opération allait enfin aboutir, mais jusqu'au bout, al-Nosra a cherché à maintenir le suspense, ravi de montrer son pouvoir sur le Liban et les Libanais. C'est d'ailleurs ce groupe qui a minutieusement choisi le scénario de la libération, avec une couverture médiatique permanente confiée à la chaîne du Qatar al-Jazira et à l'envoyé spécial de la MTV. C'est ainsi que les Libanais ont pu voir sur leurs petits écrans les « gentils » combattants d'al-Nosra parader devant la caméra, armes à l'épaule, discuter et se présenter comme de grands humanistes, ayant bien traité les otages et uniquement soucieux du bien-être des réfugiés syriens installés dans les camps voisins, puisque, selon eux, leur principale revendication est la « normalisation de la situation » avec la localité de Ersal, autrement dit un passage ouvert et libre jusqu'à cette bourgade pour pouvoir s'y approvisionner et éventuellement y faire la loi. Les combattants ont même pris soin de porter les enfants de Saja al-Doulaïmi, notamment Hajar, la fille qu'elle a eue avec le « calife » autoproclamé du groupe État islamique, Abou Bakr el-Baghdadi, dans leurs bras devant la caméra d'al-Jazira...
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C'est la partie libanaise qui a donc fait le premier pas, acceptant de remettre les prisonniers libérés pour l'occasion aux combattants d'al-Nosra qui avaient prévu un show complet avec l'arrivée des ulémas du Qalamoun pour interroger les prisonniers et leur demander s'ils souhaitaient rester avec eux ou retourner à Beyrouth. Quelle n'a été la surprise des combattants de découvrir que tous les détenus libérés préféraient revenir à Beyrouth, y compris la désormais célèbre Souja Doulaymi, épouse d'un mois du « calife » Baghdadi, qui a affirmé qu'elle préférait rester à Beyrouth et de là faire les formalités nécessaires pour se rendre en Turquie. Drôle d'échange donc, où les prisonniers libérés par les autorités libanaises à la demande des ravisseurs ont choisi de rester dans le pays dont les autorités les emprisonnaient plutôt que d'aller avec leurs « libérateurs ».
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À ce sujet, des sources judiciaires précisent, toutefois, que la partie libanaise a soigneusement choisi les prisonniers libérés parmi ceux qui n'ont pas fait l'objet de condamnations (car alors il faudrait pour les libérer qu'ils bénéficient d'une grâce présidentielle) et, en même temps, qui sont accusés de crimes pas trop graves.
Une fois les interrogatoires effectués par les ulémas du Qalamoun (proches d'al-Nosra) terminés, sur fond de drapeaux du groupe rebelle syrien brandis en permanence, l'échange proprement dit a pu se dérouler sans problème. D'un côté les militaires libérés, de l'autre les prisonniers qui servent de monnaie d'échange sont montés presque simultanément dans les voitures du Comité international de la Croix-Rouge (les véhicules militaires risquaient d'être attaqués) chargé de les remettre à ceux qui les attendaient. Le général Ibrahim et son équipe, ainsi que l'émissaire qatari, un jeune homme en civil qui se fait appeler Abou Fahed, ont soigneusement vérifié les identités avant de laisser partir le convoi. Le général Ibrahim, mis à rude épreuve par des négociations difficiles menées depuis un an et quatre mois, sans parler de la pression populaire et médiatique interne, a pu enfin respirer, tout en ayant malgré tout une pensée pour les neuf militaires encore aux mains de l'EI. Cette organisation n'a, jusqu'à présent, manifesté aucune intention de négocier leur libération. Mais le général Ibrahim ne baisse pas facilement les bras. Il poursuivra sa mission contre vents et marées, peu soucieux des récupérations politiques, totalement voué à son objectif, clore ce dossier humain au plus haut degré et en finir avec le chantage exercé par les preneurs d'otages sur l'État et sur les familles des prisonniers.
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Sur le plan politique, beaucoup de questions restent toutefois posées. On savait en effet depuis quelque temps que le Front al-Nosra avait accepté le principe de la négociation et que les deux parties s'étaient mises d'accord sur un mécanisme d'échange. Et puis, plus rien. Comme si al-Nosra faisait un pas en avant, avant de se rétracter et de reculer de dix pas. Il y a une dizaine de jours, au cours d'un voyage à l'étranger, le général Ibrahim a été relancé et il a compris que cette fois-ci, les négociations avaient l'air plus sérieuses. Bien entendu, il a gardé toutes ses démarches secrètes. Mais les spécialistes de ce genre de dossiers précisent qu'une fois le principe et le mécanisme adoptés, il faut attendre le bon moment pour agir. Ce moment serait donc arrivé, avec les derniers développements en Syrie, notamment le lancement d'un processus politique et la réunion en Jordanie pour définir les participants, sous le label de l'opposition, au dialogue politique prévu. Dans ce contexte, il y aurait donc une tentative de modifier l'image d'al-Nosra pour en faire une organisation « fréquentable », qui pourrait ainsi participer aux côtés d'autres au processus politique lancé à Vienne. De plus, le parrain présumé du Front al-Nosra, le Qatar, commencerait lui aussi à atténuer son hostilité à l'égard du régime syrien, et il bénirait donc le changement d'attitude d'al-Nosra. Des rumeurs sur le versement d'une importante somme d'argent en guise de rançon aux ravisseurs ont même circulé, mais il n'y a eu aucune confirmation officielle. Les révélations arriveront bien assez tôt. Pour l'instant, l'heure est à l'émotion et aux retrouvailles.
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commentaires (6)
LES SEIZE PAR QATAR... ET LES NEUF... PAR LA TURQUIE ?
LA LIBRE EXPRESSION
14 h 54, le 02 décembre 2015