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Nos Lecteurs ont la Parole - Antoine MESSARRA

II. Droit public méditerranéen : réhabiliter et moderniser le pluralisme juridique

(La première partie de ce texte a été publiée dans notre édition du 21 novembre 2015)

Dans une Méditerranée orientale où des problèmes aigus se posent pour la gestion démocratique du pluralisme religieux et culturel, la recherche appliquée sur le patrimoine constitutionnel arabe et islamique durant des siècles est fort pertinente et actuelle.
Ce patrimoine séculaire, ignoré, méprisé, occulté et dénigré par une idéologie en vogue sur l'édification nationale, contribue, à travers sa modernisation, à la protection du tissu pluraliste religieux et culturel, sans épuration ethnique, génocide, extermination ou, dans le moins pire des cas, intégration forcée. Une tradition séculaire de pluralisme juridique en Méditerranée orientale pour la sauvegarde de droits religieux et culturels a été pratiquée par l'Empire ottoman en conformité avec la philosophie même du droit en islam.
La tradition d'autonomie personnelle ou de fédéralisme personnel dans des domaines délimités, tradition aujourd'hui fortement compromise dans la plupart des pays de la région sous l'impact d'une idéologie occidentalo-centriste et jacobine de la construction nationale, est adaptée aux sociétés où les groupes dont on entend protéger l'autonomie ne sont pas géographiquement concentrés.
Le pluralisme juridique et notamment les régimes d'autonomie personnelle ou de fédéralisme personnel, surtout en matières religieuse et culturelle (millet), peuvent aujourd'hui être modernisés en conformité avec les normes internationales des droits de l'homme et sous la régulation de l'État pour la gestion du pluralisme dans nombre de sociétés plurales d'aujourd'hui.
L'expérience historique en Méditerranée orientale, et particulièrement au Liban et au Proche-Orient arabe en général en matière d'aménagements fédératifs et de régimes d'autonomie, témoigne d'une profonde sagesse et d'un pragmatisme qui, durant plus de quatre siècles, a prouvé son efficience. Par contre, le volontarisme, inspiré par une idéologie de l'État-nation, a été source de conflit, de guerre civile ou intérieure et d'une impasse sanglante, notamment dans le conflit arabo-israélien qui perdure depuis 1948.
Il n'y a pas au Proche-Orient arabe de tradition de fédéralisme territorial, d'espace identitaire, opérant une corrélation étroite entre espace géographique et identité. Mais, par contre, de solides traditions constitutionnelles de fédéralisme personnel dont la rupture a été fort préjudiciable aux minorités peuvent être aujourd'hui revalorisées et modernisées.

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L'histoire constitutionnelle du Liban, avec tous ses prolongements ottomans et arabes, montre les effets comparés de presque toutes les variantes de la fédéralisation et le degré d'opérationnalité pratique de ces variantes quant au respect des principes de liberté, d'égalité et de participation, quant à la consolidation de la paix civile et quant à l'équilibre régional.
D'après le grand penseur libanais Michel Chiha, on peut qualifier le fédéralisme personnel au Liban de fédéralisme de « législation ». Il écrivait dans Le Jour du 30 juillet 1947 : « La Chambre des députés au Liban représente au fond un aspect original du fédéralisme. Comme en Suisse, il y a des cantons, il y a ici des communautés confessionnelles. Les premiers ont pour base un territoire, les seconds seulement une législation, l'adhésion à un statut personnel. »
Depuis les années 1950, les autorités de plusieurs pays arabes méditerranéens ont supprimé le droit consenti aux communautés d'avoir leurs écoles, soit en nationalisant l'enseignement, soit en le contrôlant directement, sans que cela aboutisse à une plus grande intégration culturelle. La représentation proportionnelle des communautés dans les assemblées politiques a également été progressivement supprimée. Quant au statut personnel, il n'est pas placé sur un pied d'égalité avec la charia islamique.

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Le riche patrimoine séculaire de pluralisme juridique en Méditerranée orientale pour la gestion du pluralisme religieux et culturel ou régime des millets (communautés) mérite une relecture en droit constitutionnel comparée et une actualisation et modernisation en conformité avec les normes constitutionnelles d'aujourd'hui. Tout régime d'autrefois est rétrograde quand il est analysé avec les normes actuelles. La machine à repasser d'autrefois, en fer et au charbon, est devenue aujourd'hui sophistiquée et électrique.

1. Il faudra d'abord rendre le fédéralisme personnel égalitaire. Il est égalitaire au Liban, c'est-à-dire en cas de conflit entre deux statuts personnels, aucun statut ne domine l'autre. Dans d'autres pays arabes, en cas de conflit de lois de statut personnel, c'est la charia musulmane qui s'applique. On relève des protestations en Égypte et ailleurs pour que les statuts personnels soient égalitaires.
2. Il faudra aussi moderniser le fédéralisme personnel en le rendant ouvert. En fait le régime libanais, par l'arrêté 60 LR du 13 mars 1936, du temps du mandat français, prévoyait la création d'une communauté de droit commun. Cela existait aussi en ex-Yougoslavie et à Chypre, ce qui implique la possibilité de ne pas être membre d'une communauté.
3. Il faudra aussi dans le fédéralisme personnel une instance supérieure de régulation. Dans le cas du Liban, c'est la Cour de cassation qui tranche en dernier ressort.
4. Il faudra aussi développer un espace public neutre, transcommunautaire, qui n'est pas anticommunautaire, l'appartenance à une communauté n'étant pas nécessairement moins légitime que l'appartenance à un parti ou à un syndicat.

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Il faut bien affirmer dans une théorie approfondie du pluralisme juridique, et à l'encontre de la conception moniste du droit, que l'État est le régulateur suprême de l'ordre juridique en société, mais non la source exclusive et unique du droit dans des systèmes fédéraux territoriaux ou personnels et même ceux largement décentralisés.
Les théories du pluralisme juridique, qui se caractérisent déjà par leur extrême diversité, gagnent à se référer au patrimoine constitutionnel de la Méditerranée orientale, en vue d'une synthèse théorique d'ensemble du pluralisme juridique, surtout en ce qui concerne les modalités du partage de la régulation juridique entre les différentes organisations sociales. Il appartient toujours à l'ordre juridique étatique un rôle prépondérant dans le contrôle de la régulation juridique, notamment aujourd'hui à travers les cours suprêmes et la justice constitutionnelle. Le droit de l'État est toujours « relevant » pour les ordres juridiques non étatiques.

Antoine MESSARRA
Membre du Conseil constitutionnel

Titulaire de la Chaire Unesco d'étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue, USJ. Texte extrait d'une communication au 1er Colloque international du Laboratoire méditerranéen de droit public à l'Université du Maine en France (LMPD), Rabat, 28-29/10/2015.

(La première partie de ce texte a été publiée dans notre édition du 21 novembre 2015)
Dans une Méditerranée orientale où des problèmes aigus se posent pour la gestion démocratique du pluralisme religieux et culturel, la recherche appliquée sur le patrimoine constitutionnel arabe et islamique durant des siècles est fort pertinente et actuelle.Ce patrimoine séculaire, ignoré,...

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