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Moyen Orient et Monde - Quatre ans après le soulèvement en Syrie

« Les Kurdes syriens aspirent désormais à un confédéralisme démocratique »

Les Kurdes syriens font figure d'outsiders dans le panorama des minorités de Syrie, pays en guerre depuis plus de trois ans. Afin de comprendre le modus vivendi de cette communauté, Jordi Tejel, enseignant-chercheur à l'Institut de hautes études internationales et du développement (Iheid) à Genève et auteur de l'ouvrage « La question kurde : passé et présent », répond aux questions de « L'Orient-Le Jour ».

Une jeune combattante kurde scrutant les positions des forces syriennes, le 14 avril 2013 à Alep. Archives/AFP

 

Le rappel historique

Près de 2 millions de Kurdes vivent en Syrie, principalement dans trois régions : Jazira, Jabal el-Akrad, Aïn el-Arab. Jordi Tejel explique que « des communautés kurdes se sont installées dans le Nord syrien pendant le mandat français. Leurs racines sont différentes, et il y a des communautés plus arabisées que d'autres. La plupart des Kurdes sont musulmans sunnites, mais il y a une petite minorité yazidie. Il existe également des chrétiens kurdophones. Les Kurdes de Syrie, ne parlent qu'un seul dialecte, le kurmanji. En Irak, on parle également le kurmanji, mais aussi le sorani. De même en Iran. Enfin, en Turquie, il y a aussi deux dialectes, le kurmanji et le zaza». Mais la langue de la culture, de la modernité et de la politique reste l'arabe.

Partis politiques laïcs
« Au début des années 2000, il existait 15 partis politiques pour une population ne dépassant pas les deux millions. Il y avait donc une fragmentation extrême des champs politiques. Les divisions n'étaient pas forcement idéologiques, mais il était plutôt question de personnalités ou de loyautés tribales... » rappelle le chercheur.
Au contraire de leurs compatriotes irakiens ou autres, les Kurdes syriens « n'ont pas de partis islamistes. Ils sont tous laïcs ». Dans ce spectre de partis politiques très divisés, le seul qui se distinguera sera le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). « Hafez el-Assad avait scellé une sorte d'alliance avec ce parti à partir des années 80, leur permettant de s'installer dans la vallée de la Békaa. Dans le nord de la Syrie, le PKK avait des bureaux, il pouvait recruter, faire de la propagande. En échange, la Syrie se servait du PKK comme moyen de lutte contre la Turquie ». En 1999, Abdallah Öcalan, chef du PKK, est expulsé de Syrie. C'est la fin de cette alliance. Le parti politique change alors de nom et devient le PYD (Parti de l'union démocratique), mais l'idéologie reste la même.

 

 

Le phénomène médiatique

Depuis plusieurs mois, les médias internationaux braquent leurs objectifs sur la mobilisation de la population kurde contre l'État islamique (EI). Il est vrai que des Occidentaux ont rejoint leurs rangs – tout comme ceux de l'adversaire, d'ailleurs... En outre, les femmes semblent jouer un rôle prépondérant dans le combat des Kurdes. Mais qu'en est-il vraiment ? Est-ce une stratégie de communication bien rodée de la part du PYD, ou est-ce un phénomène relayé par les médias en quête de sensationnalisme ?

Les combattants occidentaux
Des Français, des Allemands, des Britanniques et même des Australiens, qu'ils soient d'anciens marines, ex-soldats ou simples civils, sont plusieurs à avoir rejoint le nord-est de la Syrie pour combattre l'EI aux côtés des forces armées kurdes. Ils sont une poignée à y avoir perdu la vie. Mais dans quel but sacrifient-ils leur vie, a priori paisible, en proposant leurs services à une communauté si éloignée de leur culture ? « Il faut savoir qu'une bonne partie de ces Occidentaux ont des origines syriennes ou kurdes. D'autres, en revanche, n'ont aucun lien ni religieux ni ethnique. Mais ce phénomène est déjà arrivé par le passé, comme durant la guerre civile espagnole, où de nombreux Européens allaient combattre aux côtés des républicains. Les motivations de ces personnes sont diverses. Un sentiment de solidarité contre l'EI, vu comme le mal absolu, ou une soif d'aventures sont probablement des causes plausibles de cet engagement », explique Jordi Tejel.

Le rôle des femmes : mythe ou réalité ?
En novembre 2014, les autorités locales aux commandes dans les régions kurdes de Syrie ont promulgué un décret garantissant aux femmes les mêmes droits que les hommes, a confirmé une ONG, qualifiant l'initiative « d'affront » à l'adversaire jihadiste. Depuis, la lumière est projetée sur ces femmes combattantes, fusil à la main et cheveux au vent, amazones d'un nouveau genre.
Mais pour le chercheur Jordi Tejel, le rôle des femmes kurdes n'est pas ce qu'il paraît être. « À l'origine, le PKK est un mouvement de gauche, marxiste-léniniste, laïc, hostile à l'islamisme. Bien plus tard, il a adopté les notions de féminisme, d'écologie... Avec ce nouveau discours de libération nationale, qui doit aller de pair avec la libération sociale, le PYD a attiré un bon nombre d'entre elles à rejoindre les rangs de la guérilla », rappelle t-il.
Ensuite, figurent des questions d'ordre pratique : « Il fallait ratisser plus large pour la guérilla, donc le PKK a créé des sections féminines. Ces branches ne se mélangeaient pas avec les branches masculines. Il s'agissait et s'agit encore d'un véritable sacerdoce. Elles n'ont pas le droit de se marier ni d'avoir des enfants. Mais c'est le même régime pour les hommes. Ces femmes sont là pour la cause nationale. Les cadres du parti ont toujours été des hommes, et le restent. Les femmes ont donc un rôle à jouer au sein du mouvement. Mais ce mouvement féministe est limité et probablement très exagéré à des fins de propagande. Les Kurdes veulent montrer à l'Occident une certaine orientation moderne. »

 

 

Face au conflit syrien...

L'enjeu est de comprendre comment s'inscrit la communauté kurde face au régime de Bachar el-Assad. Afin d'éviter que les Kurdes se joignent à la révolution, le régime a essayé de les apaiser en redonnant la citoyenneté à quelques milliers d'entre eux. Cela a été perçu comme un geste historique. Cependant, dans le conflit, « la plupart des partis kurdes, y compris le PYD, ont une attitude attentiste. D'une part, les comités de jeunes Kurdes sont pour la chute du régime, comme ceux du reste de la Syrie qui manifestent tous les vendredis et relayent les slogans révolutionnaires. De leur côté, les partis kurdes optent pour une attitude beaucoup plus modérée », rappelle Jordi Tejel. Dans ce contexte troublé, « ils espèrent peut-être obtenir certaines concessions de la part du régime, donc ils préfèrent ne pas rejoindre le mouvement armé ». En outre, à part le PYD, tous les autres partis n'ont pas de tradition guerrière, car « ce n'est pas dans leur culture politique ».

En 2012, le PYD décide de faire un pas en avant en organisant les bases des cantons autonomes, puis crée sa milice. Pour le chercheur, il existe « un accord tacite entre le régime et les Kurdes. » Le gouvernement syrien se retire partiellement du Nord en laissant son contrôle au PYD à condition de pas rejoindre le mouvement révolutionnaire. Cela a « prévalu durant deux années ». Désormais, la question paraît plus complexe, mais selon l'avis personnel du chercheur, l'accord serait toujours là. « Il ne s'agit pas d'un accord écrit, mais le régime n'a jamais bombardé les villes kurdes, ce qui est très aisément réalisable par l'aviation syrienne. » Comme le rappelle l'expert, les alliances sont très circonstancielles. Il y a parfois eu des discours qui ont laissé sous-entendre que le PYD aurait combattu avec l'Armée syrienne libre (ASL) contre le régime de Bachar el-Assad.

Pourquoi les Kurdes sont-ils anti-EI ?
Pour M. Tejel, la première raison est d'ordre idéologique. Les jihadistes de l'État islamique (EI) sont des islamistes, alors que les Kurdes syriens sont laïcs. Ensuite, l'EI a des visées territoriales, ce qui va à l'encontre des revendications kurdes d'autonomie. Enfin, de manière plus pragmatique, il s'agit d'une « lutte pour leurs ressources, notamment pour les quelques puits de pétrole du Nord syrien ». Les combattants kurdes ont fait preuve de détermination ces derniers mois en bataillant contre les jihadistes à Ras el-Aïn, Kobané et à Hassaké. Mais ils n'y seraient pas arrivés sans les frappes de la coalition internationale.

 

Un avenir, deux options

En novembre 2013, alors que les troupes du régime syrien avaient déserté la région, le PYD a annoncé la création de trois cantons autonomes dans le nord de la Syrie : le canton de Jazira, le canton de Kobané et le canton d'Afrin. Mais comment se profile l'avenir de cette communauté à part ?

Si le régime perdure...
Pour le spécialiste de la question kurde, Jordi Tejel, « le régime ne cherchera pas à reprendre les territoires kurdes du nord, car il est très affaibli. Je pense que les deux parties vont plutôt chercher à négocier une sorte d'autonomie, mais quels en seront les termes, cela sera la grande question ».

Si le régime s'effondre...
Les territoires autonomes kurdes sont trois enclaves non rattachées les unes aux autres. Des populations arabes se trouvent prises au milieu. « Les régions de Kobané et d'Afrin sont peu étendues. Il est donc difficile d'imaginer qu'un État puisse se créer. Créer un Kurdistan syrien à l'instar du Kurdistan irakien ne semble pas réalisable. La solution la plus réaliste serait une sorte d'autonomie avec plusieurs provinces », explique Jordi Tejel.
Mais, selon lui, le PYD et le PKK « ne veulent pas, officiellement, créer un État kurde ni de régions autonomes, mais des gouvernements locaux. Cela peut s'adapter au contexte factuel ».
L'idée d'un Kurdistan unifié semble donc faire partie du passé. En suivant leur nouvelle vision, les Kurdes syriens aspirent à un confédéralisme démocratique, au vu de la dynamique conjonctuelle du Moyen-Orient.

Les Kurdes se sentent-ils syriens ?
« Ce n'est pas noir ou blanc. Les choses changent. Pendant des années, il était possible de se sentir kurde et syrien en même temps, Mais depuis 2011, certains ne veulent probablement plus rien savoir de cette Syrie qui s'effondre », conclut Jordi Tejel.

 

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Le rappel historique
Près de 2 millions de Kurdes vivent en Syrie, principalement dans trois régions : Jazira, Jabal el-Akrad, Aïn el-Arab. Jordi Tejel explique que « des communautés kurdes se sont installées dans le Nord syrien pendant le mandat français. Leurs racines sont différentes, et il y a des communautés plus arabisées que d'autres. La plupart des Kurdes sont musulmans...

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