Monika Borgmann se faufile parmi les rayons des archives dans les locaux d’UMAM documentation et recherche, une association à but non lucratif qui se consacre à la préservation de la mémoire conflictuelle du Liban, à Badaro. C’est là que se trouvent les vestiges de Studios Baalbeck (1963-1995), la société de production de films et de musique autrefois au cœur de l’industrie cinématographique naissante du Liban.
« L’histoire des films est merveilleuse, sourit Monika Borgmann. Il y a là des pellicules, des bandes-sons et des correspondances. Mais il y a aussi les fiches des employés. En les parcourant, on découvre la vraie mémoire. Elles donnent un aperçu du fonctionnement de cette société de production. »
Les techniciens de Studios Baalbeck étaient libanais et palestiniens. Après 1975, les employés palestiniens ont eu du mal à se rendre dans les bureaux de Sin el-Fil, notamment pendant le siège du camp palestinien de Tall el-Zaatar, si bien que pendant quelques années, ils ont dû travailler dans un autre lieu, situé sur la route de l’aéroport de Beyrouth. La société disposait d’un large éventail de partenaires régionaux et internationaux et comptait parmi ses clients des organisations militantes qui finançaient des cinéastes pour raconter l’histoire de la révolution palestinienne. La guerre civile a perturbé ces relations commerciales.
Monika Borgmann désigne plusieurs grands documents encadrés, des plans architecturaux pour des installations de production cinématographique que Studios Baalbeck avait l’intention de construire sur les hauteurs de Monteverde. « Ils voulaient vraiment faire les choses en grand, dit-elle. Ils rêvaient de construire un nouveau Hollywood. »
Une autre pièce renferme des boîtes de pellicule et des négatifs. Ces étagères ont été largement vidées, explique la cofondatrice de l’association. La plupart des fonds d’UMAM, la production locale, ont été expédiés à Berlin. Les tirages et les négatifs sont nettoyés et numérisés par les conservateurs d’Arsenal (Institute for Film and Video Art), le partenaire de l’association dans le projet de Studios Baalbeck.
Un partenaire qui a été difficile à dénicher. Monika Borgmann a d’abord approché l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et le Centre national du cinéma (CNC) en France, en 2011-2012, sans toutefois aboutir à un accord.
« Des banques libanaises ont rénové le cinéma Montaigne de l’Institut français », se souvient-elle. « Lors de sa réouverture en 2013, tous les banquiers étaient présents. Nous avions programmé un film restauré ce soir-là, en pensant qu’ils s’intéresseraient aussi à la sauvegarde de cette collection. Ils n’ont pas été intéressés », sourit-elle, en sortant une cigarette.
Se tournant vers une autre étagère, elle ouvre l’une de la trentaine de boîtes qui s’y trouvent pour révéler les séquences coupées et déroulées qu’elle contient. « On ne sait pas encore très bien de quoi il s’agit, explique-t-elle. Il y a peut-être des centaines de mètres de séquences comme celles-ci qui doivent être identifiées »
L’idée que le pays ait eu un jour une industrie cinématographique naissante peut paraître surprenante pour quiconque s’intéresse au cinéma libanais depuis 1990, année où la guerre civile s’est théoriquement terminée.
Les œuvres qui ont le plus attiré l’attention sur le plan international depuis la fin du XXe siècle – qu’il s’agisse de la multitude de documentaires et d’œuvres non fictionnelles, des fictions inspirées par des auteurs et des œuvres d’art de cinéastes tels que Ghassan Salhab, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, ou des œuvres de fiction plus commerciales et influencées par des réalisateurs comme Ziad Doueiri et Nadine Labaki – avaient un cachet international. Un cachet dû à l’inspiration, à la formation et au financement des artistes, mais aussi au manque d’infrastructure de l’industrie cinématographique nationale.
La plupart des cinéastes libanais doivent passer par les laboratoires internationaux de développement de films, par les marchés de coproduction et obtiennent une poignée de fonds – autrefois essentiellement européens, aujourd’hui plus souvent régionaux. Dans le sillage de l’effondrement financier de 2019, de la pandémie de Covid-19 et des crises mondiales qui ont suivi, les difficultés des cinéastes se sont amplifiées.
« Ces Égyptiens qui ont sorti leur premier film en même temps que moi ? confiait récemment un cinéaste libanais juché sur sa Vespa. Ils gagnent tous leur vie maintenant – ils tournent des publicités, des séries télévisées... Ici, rien. Je suppose que j’aurais dû être un cinéaste égyptien. »
Il n’en a pas toujours été ainsi.
La scène cinématographique libanaise d’avant-guerre
« Au milieu des années 1960, on disposait de l’infrastructure nécessaire pour réaliser un film entier au Liban, de la préproduction à la postproduction, avec une équipe libanaise », explique le documentariste Hady Zaccak. Il connaît parfaitement Studios Baalbeck. Des pans entiers de son premier film réalisé en 1995, Pioneers of Lebanese Cinema (« Les pionniers du cinéma libanais ») ont été tournés dans ses installations, juste avant que la société ne ferme ses portes. Ce film fait partie de son programme d’études cinématographiques à l’Iesav (Institut d’études scéniques audiovisuelles et cinématographiques-USJ) et il a emmené ses étudiants examiner les collections d’UMAM.
Plusieurs facteurs avaient favorisé le développement de la scène cinématographique locale – la décision des distributeurs de films libanais de commencer à produire leurs propres films, par exemple –, mais des facteurs externes ont toujours joué un rôle dans l’industrie cinématographique nationale, notamment la nationalisation progressive par l’État égyptien de l’industrie du 7e art, la plus robuste du monde arabe.
« L’économie libérale du Liban a attiré les cinéastes égyptiens, qu’il s’agisse de projets égyptiens ou de coproductions égypto-libanaises. C’est ainsi que le nombre de films produits localement a augmenté chaque année, atteignant un pic en 1965-1967 », indique Hady Zaccak.
Si le socialisme d’État de Gamal Abdel Nasser a constitué une aubaine pour le cinéma libanais, l’instabilité politique (régionale et intérieure) a en revanche fragilisé l’industrie.
Contrairement au cinéma libanais contemporain, les films de Studios Baalbeck étaient très commerciaux. Outre les films égyptiens, il y a eu des coproductions libano-turques, notamment du milieu des années 1960 au début des années 1970, et plusieurs films d’espionnage européens ont été tournés dans le pays entre 1964 et 1967.
« Dans les années 1960, alors qu’il y avait tous ces mouvements cinématographiques internationaux – la Nouvelle Vague, le nouveau cinéma brésilien et ainsi de suite –, il n’y avait pas vraiment de films d’auteur au Liban », explique Hady Zaccak. « Pour cela, il a fallu attendre les années 1970 », explique-t-il.
Pendant les deux premières années de la guerre civile, la production cinématographique s’est effectivement arrêtée au Liban, mais les studios ont repris le travail à la fin des années 1970. Studios Baalbeck a produit plusieurs films d’action au début des années 1980, ainsi que des musiques de film et des chansons pop, mais la crise financière et l’effondrement de la monnaie au milieu des années 1980 ont entravé la production cinématographique. Bien que quelques films aient été traités au début des années 1990, la vétusté et le manque d’investissement ont eu raison des équipements de production et de développement de Studios Baalbeck. Le studio a fermé ses portes en 1995.
Liquidation
En 2010, UMAM D&R reçoit un appel téléphonique l’informant que le bâtiment moderniste de Sin al-Fil qui abritait Studios Baalbeck était voué à la démolition et que son contenu était à vendre. « Beaucoup de gens sont venus et ont acheté des meubles », se rappelle Monika Borgmann.
À ce moment-là, les archives des productions et coproductions internes de Studios Baalbeck avaient été emportées par des ouvriers envoyés par Intra Investment – le successeur institutionnel de la célèbre Intra Bank après son effondrement et son démembrement en 1966.
« À ma connaissance, les films ont d’abord été stockés dans les sous-sols de l’Intra Bank, avant d’être transférés au ministère de la Culture, explique Mme Borgmann. Le ministère a ensuite donné les bandes sonores des films à l’USEK (Université Saint-Esprit de Kaslik) et les copies des films à la NDU (Université Notre-Dame de Louaïzé). Lorsque nous sommes arrivés, il y avait encore des séquences dans les machines de traitement et de copie des films, sur le sol, dans les poubelles – yaani, il fallait se salir. »
Les locaux de Studios Baalbeck sont finalement restés intacts après que la décision de les démolir a suscité un tollé. Monika Borgmann déplore que les lieux n’aient pas été réaménagés en musée du cinéma et que les équipements de production et de traitement d’époque du studio aient fini à la ferraille.
Depuis 2010, des chercheurs en cinéma travaillent sur les archives de Studios Baalbeck – la chercheuse Nathalie Rosa Bucher organisant les archives écrites et l’archiviste audiovisuel Ayman Nakhlé travaillant sur les séquences – afin de déterminer ce qu’elles contiennent.
« C’est une sorte de puzzle, explique Monika Borgmann, un processus de mise en correspondance. Beaucoup de rushes n’avaient pas de titre, pas d’information du tout. Lorsque nous avons commencé à recevoir les films numérisés l’année dernière, nous avons invité quelques amis, principalement de l’ancienne génération, à regarder et à identifier avec nous le matériel contenu dans les rushes. C’est un processus continu. »
« Nous avons des rushes, des montages et des bandes-annonces. Nous avons du matériel qui n’a jamais été intégré dans les films finis – le réalisateur a tourné une scène quatre fois, s’est décidé pour l’une d’entre elles et nous a laissé le reste », remarque-t-elle.
Pour les spécialistes et les historiens du cinéma, ces archives sont bien plus précieuses que les films achevés (dont les copies sont conservées ailleurs), tant pour la valeur documentaire des fragments que pour ce qu’ils révèlent, avec les documents imprimés, sur les pratiques cinématographiques pendant la brève éclosion des studios.
Mme Borgmann a cofondé UMAM D&R en 2004 avec son mari, l’éditeur et commentateur politique Lokman Slim, qui a été assassiné au Liban-Sud au début de l’année 2021. À ce jour, l’auteur du crime n’a pas été officiellement identifié, appréhendé ou puni. Trois ans plus tard, cette affaire pèse sur le travail de l’organisation et sur Mme Borgmann elle-même, que le sujet soit abordé ou non.
« Depuis que Lokman et moi avons lancé UMAM, notre objectif était de construire ce que nous appelions des archives citoyennes, accessibles à tous », explique-t-elle.
Pour rendre disponibles les archives de Studios Baalbeck au plus grand nombre, UMAM est en train de remanier et de diversifier UMAM Biblio – un catalogue en ligne consacré à ses fonds disparates et à ses publications imprimées. Publiées en arabe et en anglais, les pages de l’organisation consacrées à Studios Baalbeck proposeront des liens vers un éventail de productions des studios – séquences et/ou bandes sonores de plusieurs films, actualités libanaises et internationales (autrefois projetées avant les longs-métrages) – et des échantillons de la trace écrite laissée par les films individuels produits par Studios Baalbeck. L’objectif de ce teaser en ligne est d’inciter les chercheurs, les journalistes et les artistes à venir fouiller dans les archives de manière créative.
« Les images d’archives sont magnifiques en elles-mêmes, dit-elle. La question est de savoir comment les faire revivre pour qu’elles aient un impact aujourd’hui. Nous avons organisé des ateliers avec des artistes et des personnes ont déjà utilisé la petite partie des archives qui a été numérisée. »
« Nous voulions entamer ce processus en organisant d’abord une exposition », explique-t-elle en montrant une publicité encadrée sur le mur de la salle de conférence, composée d’images provenant des archives du studio. « Elle est prête. L’idée était d’ouvrir le 2 novembre 2023, d’organiser des événements – conférences, ciné-concert, etc. – jusqu’à la fin décembre, puis de tout ouvrir au public », indique Monika Borgman, qui souligne que depuis le 7 octobre, « ce n’est pas le moment de faire la fête, alors nous continuons à développer la page web et nous attendons une occasion plus appropriée... Idéalement, nous aimerions marquer la relance d’UMAM Biblio avec cette exposition le 9 juin, lors de la Journée internationale des archives ».
Bonne idée, merci
00 h 54, le 31 mai 2024