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Nos Lecteurs ont la Parole

J’ai survécu à Freetown-sur-Beyrouth

« L’optimisme est l’opium du genre humain !
L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! »
Milan Kundera – La plaisanterie
Cet été 2012, je ne suis pas partie comme tout le monde. C’est parce que j’aime être cette spectatrice anonyme qui essaye de retranscrire les incongruités croisées. Et j’ai décidé que the place to be sans le doute d’un demi-millimètre, ce sera Beyrouth. Exit Ibiza, Saint-Tropez, Monaco et le cap d’Antibes, tous des imposteurs de seaux à champagne dérisoires et aux lendemains de migraine. Beyrouth l’insoumise. Ses boîtes musicales aux toits éphémères. Ses danseuses d’un soir sur des tables imprévisibles. Là où le temps n’est plus qu’une vulgaire plaisanterie inventée par des écrivains venus de l’Est. Aux lumières flambées qui font vibrer les dalles aux calculs incertains. Ses restaurants aux tables et chaises multipliées à en donner le vertige. L’amour du restez groupés. Le clan enfin rassuré. Du narguilé à la pomme enivrante. De la nourriture à outrance où je veux croire à chaque dîner qu’ils donneront les restes à tous ceux qui ont la faim digne. Le brouhaha de paroles aux bulles incompréhensibles.
Parfois, les belles de nuit ont des mollets rehaussés de plates-formes à cordes à sauter, un tee-shirt blanc love and peace, un mini-short vert, une pochette pailletée et désinvolte agrippée à quelques doigts nonchalants. Elles se mettent ensemble naturellement pour causer de la dernière plage in au Sud, de leurs bonnes ingérables ou des soldes d’un outlet. Quant aux hommes cigare scotché et crachoté par une bouche confirmée, ils se reconnaissent par la magie d’un mystère que je n’ai toujours pas élucidé. Ils aiment exhiber un poitrail de gorille arraché par une dompteuse intimidée dans des salons de beauté. Ou accorder ce regard pédant aux paroles décryptées : tiens-toi bien ma jolie, n’oublie pas que nous ne sommes qu’une minorité ici et toi une femelle docile à la disposition d’un Tarzan désormais exposé dans les musées d’études anthropologiques. Mais ça, c’est une autre histoire...
Je voulais vous raconter un autre Beyrouth. Un concours d’architecture international lancé en 1993. Une participation avec des amis architectes exaltés. La frénésie théorique d’une ville jamais visitée. Le fantasme des souks à reconstruire. L’éthique apprise dans toutes les écoles d’architecture exigeantes. Des nuits blanches passées à tenter de comprendre un roman complexe. Un tracé. La naïveté des architectes européens en herbe. Sa perte. Et sa découverte quelques années plus tard, reconstruite après une guerre terrifiante. Aux traces presque invisibles. Une gomme a gratté rageusement ce qu’il en restait. Il y a un marché couvert, aux enseignes reconnaissables et identiques à tous les centres commerciaux qui fleurissent comme des herbes sauvages sur les flancs des routes libanaises. J’ai voulu découvrir une nouvelle librairie déclinée sur trois étages. Des dalles à l’alignement horizontal soumis. Des escaliers au verre trempé tranchant. Je n’ai pas pris le risque de prendre mes lilliputiens. Je ne suis pas une adepte de la vitre qui brise les arcades ou les fronts des nouveau-nés. J’ai déjà eu un abonnement que je ne souhaite pas renouveler. J’étais à la recherche des mots perdus dans des livres importés. Je n’ai rien trouvé. Juste un café avec des robots face à un écran connecté sur une page de réseau social. Quelques dames bavardes. Un serveur qui baille d’ennui. Et la vacuité. Des livres de poche best-sellers de l’été. Des antiquités à relire. Un rayon architecture et art si pauvre que j’en ai pleuré de rage. Bref. C’est décidé, je n’irai que dans ma librairie du quartier de Sin el-Fil du même groupe. Elles me connaissent, les filles là-bas. Elles me sourient et gardent mon Libé, le Elle et aussi tous les livres que je leur demande par téléphone. Elles ne savent pas qui je suis. Que j’écris dans L’Orient-Le Jour et aussi dans le Libé depuis plus d’un an des histoires de révolutions mais aussi plein d’autres.
J’ai endossé l’habit d’un Robin des bois citoyen du monde. Cela m’amuse de faire semblant de ne pas comprendre l’arabe, ni l’anglais, ni le français parfois. Je parle un bredouillage à la mixture opaque. Je suis allée renouveler personnellement mes papiers de séjour dans un lieu que je ne peux pas nommer par respect pour tous ceux qui subissent en silence. Une présence obligatoire, avec des bambins impatients que je comprends. Ils seraient tellement mieux à la surface d’une piscine. À la place, ils ont tapé sur un clavier stupide au son assommant. Un bâtiment au bord d’une route bruyante. Des bureaux de notaires au sens affairé. Des photocopieuses stationnées sur des trottoirs. Un congélateur horizontal à glaces et eaux minérales. Une dame souriante et affable, à la disponibilité efficace. Le Liban, c’est le pays des services indéfectibles. Il s’est adapté à toutes les contraintes surprise. Je monte au royaume des poilus frisés sans présentation au café du coin. J’ai essayé de retrouver sur Google les pays les plus pauvres au monde. Peine perdue. Elle est là. Cette misère qu’on essaye d’enterrer, d’oublier, d’ignorer et mépriser à coups de Hummer noires sur des routes aux sourires explosés ou des poignées de dames enroulées dans des Hermès fabriqués dans des ateliers de contrebande. Ou aux tours de passe-passe indisciplinés. L’attente durera deux heures sous une sueur dégoulinante. Assez pour observer, noter et digérer. L’Afrique en réunion d’urgence à Beyrouth. Je me demande à quoi servent les organisations internationales basées à Genève. Indécentes, elles sirotent leur arabica décapsulé à l’ombre de la machine Nespresso, d’un Clooney au rictus figé et un jet d’eau indétrônable. Je ne sais pas si je suis au Burundi ou en Guinée-Bissau ce jour-là. Je suis dans un décor de théâtre où j’ai envie que Peter Brook fasse une apparition et me sauve de la fenêtre du premier étage. Il n’est pas venu. À la place, j’ai eu des chefs aux bureaux climatisés, sièges en cuir noir éventrés et une télévision en fond sonore. Des propos contradictoires et confus qu’il faut contourner. Des vestibules absurdes à franchir entre des mondes aux rencontres impossibles. Des regards d’hommes au mépris plus que palpable. Des sueurs d’ouvriers mélangées aux miennes. Et mes pensées évadées lors de ma dernière soirée mondaine où le Tout Beyrouth était présent. Ils ne savent pas. Pourquoi faire ? Il y a des gens que l’on paye pour mélanger sa transpiration à des inconnus. J’ai pensé tristement à mon père qui n’est plus là. J’ai oublié de compter toutes les fois où il a fusionné les gouttes de ses tempes avec du papier écorné demandé par des administrations occidentales à l’exigence impitoyable. J’ai ravalé ma révolte face à l’employé qui ne me dit pas bonjour, merci et au revoir. J’ai presque regretté cet Occident où nous étions humiliés mais avec la politesse hypocrite de rigueur. Je suis repartie soulagée parce qu’il ne manque presque rien. Juste un goût aigre-doux et candide du pourquoi.

Tahani Khalil GHEMATI
Architecte libyenne et suisse
Cet été 2012, je ne suis pas partie comme tout le monde. C’est parce que j’aime être cette spectatrice anonyme qui essaye de retranscrire les incongruités croisées. Et j’ai décidé que the place to be sans le doute d’un demi-millimètre, ce sera Beyrouth. Exit Ibiza, Saint-Tropez, Monaco et le cap d’Antibes, tous des imposteurs de seaux à champagne dérisoires et aux lendemains...

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