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Nos Lecteurs ont la Parole - Fadi KARAM , Sami KARAM

Joseph Philippe Karam, un architecte pionnier aux idées avant-gardistes

Joseph Philippe Karam (JPK), notre père, s'est éteint le 9 avril 1976, il y a 40 ans. Au soir du 8 avril, il avait embarqué, avec plusieurs caisses remplies de dessins, à bord d'un petit bateau de plaisance qui allait faire le voyage de Jounieh jusqu'à Chypre. JPK partait pour l'étranger afin de présenter à l'un de ses clients, au jour convenu, un dossier d'études complet pour un nouveau projet. La route de l'aéroport étant dangereuse, JPK avait opté pour la voie maritime.
Durant les semaines précédant ce voyage, l'atelier d'architecture et d'urbanisme Joseph Ph. Karam avait tourné au ralenti ; les routes étant coupées, peu d'architectes, d'ingénieurs ou de dessinateurs venaient à l'atelier. Notre quartier, proche du front, était désert, sombre et froid, fantomatique. Les nuits, JPK téléphonait à ses amis, de tout bord, pour parler d'une situation qui le révoltait tant il en ressentait l'injustice : la patrie meurtrie. Les nouvelles étaient celles de combats au cœur de la montagne : Aïntoura, Tarchiche, Mtein. Il n'en dormait pas.
À bord du taxi qui l'emmena ce jour-là de Beyrouth à Jounieh, JPK traversa une ville figée, effondrée, sous les mitrailleuses, les obus, les francs-tireurs et les check-points.
JPK pensa-t-il alors aux jours heureux ?
L'adolescence dans cet immeuble (1932) méditerranéen, aéré, de la rue Gouraud. Les treize années chez les pères jésuites (il y était perçu comme farouche et entêté). Les années de Scouts de France (alias Zouzou, menuisier de la patrouille des abeilles, IIIe Beyrouth). Les étés radieux à Beiteddine dans la maison familiale surplombant le palais (aller-retour quotidien à vélo à Deir el-Qamar pour cueillir les énoncés de problèmes de mathématiques auprès d'un de ses camarades plus âgés). Les études à l'Esib et sa sortie à l'avant de sa promotion. Sa grève de la faim lorsque son père Philippe le somma en vain d'accepter un poste de fonctionnaire (à l'époque privilège des meilleurs). Sa rencontre avec Mona Georges Hayek (qui devint son épouse) à l'une de ces soirées où il brillait par sa timidité. La création de son atelier d'architecture et d'urbanisme où il vivait, depuis 26 ans, sa passion de construire.
La vie lui avait beaucoup offert. D'abord une licence en mathématiques et physique (il fut aussi professeur), disciplines qu'il chérissait. Ensuite son diplôme d'ingénieur-architecte, formation double qui s'exprimait dans son œuvre : structures et systèmes, d'une part, volumes et espaces, d'autre part. Enfin, son rôle de pater familias.
JPK se donna, en retour, sans réserve, dessinant et exécutant jusque-là un très grand nombre de bâtiments à la technique et à la plastique résolument modernes, conférant au béton une masse, une texture, une coloration dignes des matériaux antiques nobles. Les immeubles d'habitation sur pilotis du quartier Kfoury/Badaro. L'immeuble d'habitation à la façade brise-soleil de la rue Verdun (sa première réalisation de taille, dont une photo murale orne encore ce jour l'entrée de l'atelier). Le City Center (avec l'Egg). Les immeubles de la façade maritime de Raouché (dont l'immeuble Chams à la façade polychrome). La nouvelle phase de l'hôtel Phoenicia. Des hôtels et cinémas à Hamra. L'ensemble balnéaire Aquamarina-1 à Maameltein. Des projets dans la péninsule Arabique.
JPK vivait sa vocation avec intensité, intégrité et émotion. Levé aux aurores, il consacrait la matinée aux chantiers, l'après-midi, parfois même la soirée, à l'atelier. Il lui arrivait souvent de faire les cent pas à une heure tardive, méditant sur les défis. Il était peu porté au compromis et aux demi-mesures, tant sur la qualité du dessin que sur la précision de l'exécution, sur la transparence des relations financières entre client, architecte et entrepreneur, sur sa fierté et sa liberté professionnelles. JPK avait tissé une toile de liens émotionnels. Liens avec ses clients : beaucoup devinrent des amis, des alliés lui offrant accès à leurs cercles ou leurs communautés, lui ouvrant les portes des pays de la région. Liens avec ses créations : par exemple, il cessa un jour de passer devant ce bâtiment-usine à Sin el-Fil, car le propriétaire en avait amendé le portail d'entrée ; ou encore : lorsque pendant la guerre des Six-Jours, des manifestants saccagèrent la fabrique Coca-Cola fraîchement achevée, il accourut, avec sa famille, pour trouver sur place des ruines fumantes. Liens avec les collègues de l'atelier, les équipes des chantiers : il aimait conduire des réunions de chantier rassemblant en simultané tous les corps de métier, afin de mener des discussions sur les choix d'exécution, appelant chacun à s'engager, personnellement, auprès de tous.
JPK ne manquait pas, par-delà l'intransigeance, de gentillesse et de chaleur humaine. Ses mots les plus critiques (autre époque !) étaient « hâbleur », « fumiste », ou au pire : « Barabas » (qui, comme on sait, fut finalement pardonné) ou encore le très définitif : « Il (elle) n'a aucune poésie ! »
Ce soir d'avril 1976, anxieux pour tout ce qu'il aimait, JPK avait-il le cœur à la poésie ? Au début de la nuit, il conversa avec le capitaine du bateau, imaginant, pour rêver, de se construire un bureau en forme d'ascenseur de verre, utilisable en atelier comme en chantier (avec des roues ?). Il se promena seul sur le pont, regarda les étoiles sur une mer sans houle, debout dans une brise printanière, alors que le bateau laissait peu à peu derrière lui dans l'obscurité la masse noire des monts du Liban. Peut-être ces mots de Saint-Éxupéry lui revinrent-ils, souvenirs des lectures de sa jeunesse : « La nuit, ce vêtement ! »
Il dormait lorsque vint l'attaque cardiaque. Il nous quittait âgé de 53 ans, au sommet d'une carrière fulgurante, marquée par un nombre important de réalisations phares.

* * *

La disparition de JPK avait été symbolique parce qu'il faisait partie d'une génération de pionniers – toutes professions confondues – qui constituaient une avant-garde moderne. JPK portait, par sa pratique et son œuvre, deux messages d'optimisme : la foi sincère en l'éthique d'entreprise (l'effort trouvera un juste écho), le respect de la valeur immatérielle des créations de l'architecture (l'esprit reste au-dessus de la matière).
Le City Center de Beyrouth et son cinéma en forme d'œuf (The Egg) témoignent, parmi d'autres réalisations, de cette double aspiration. Créé d'effort, chargé d'esprit. Le Egg, dans son état délabré aujourd'hui, suscite par sa présence emblématique un attachement fort chez ceux, nombreux, qui s'expriment en faveur de sa préservation. Ce bâtiment résume l'histoire du Liban des dernières décennies : issu d'une ambition généreuse, objet d'agression, de destruction, endommagé mais néanmoins survivant, titubant aujourd'hui entre déchéance et réhabilitation.
Au-delà de l'objet architectural, l'engagement à le préserver provient d'une volonté de perpétuer cette pulsion d'innover et cet amour de conserver notre héritage, qui détermine le caractère de nos pionniers des jours heureux, passés autant que futurs.
C'est pour ces raisons qu'il est bien grand temps de sortir le Egg de sa léthargie, pour le réhabiliter en musée ou mémorial, ou de lui confier une fonction urbaine, vivante.
Quarante ans après la disparition de Joseph Philippe Karam, nous nous joignons aujourd'hui à ceux qui croient en une création architecturale et urbanistique imprégnée d'effort et d'esprit.

Fadi KARAM, architecte, École polytechnique fédérale Zurich (ETHZ)
Sami KARAM, architecte, University of Texas at Austin, ingénieur civil Cornell University

Joseph Philippe Karam (JPK), notre père, s'est éteint le 9 avril 1976, il y a 40 ans. Au soir du 8 avril, il avait embarqué, avec plusieurs caisses remplies de dessins, à bord d'un petit bateau de plaisance qui allait faire le voyage de Jounieh jusqu'à Chypre. JPK partait pour l'étranger afin de présenter à l'un de ses clients, au jour convenu, un dossier d'études complet pour un nouveau...

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