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Lifestyle - Tous les chats sont gris

Quand le soir tombe, Lily et Rose, main dans la main...

La nuit sonne l'heure inspirée où les sœurs Lily et Rose tirent l'épée contre les fantômes, ceux de leur passé et ceux de leurs peurs, recluses dans leur appartement. Mais parfois, sous la lumière d'une lune opaline, elles rompent avec la banalité des soirées d'un quotidien monotone...

Lily et Rose dans le film « Caramel » de Nadine Labaki.

Lily et Rose. Ces prénoms aux couleurs de l'Hexagone, c'est maman Fayza qui les leur avait choisis, en hommage à cette idylle impossible avec son officier français. Mais loin de suivre les pas d'une mère collectionneuse d'hommes, Lily et Rose ne se sont jamais mariées, jamais entichées de fiancés, ni même d'amants. Elles ne se sont jamais séparées, s'expriment en « nous » et, depuis le décès de leurs parents, vivent en vase clos dans l'appartement familial. Leurs 200 mètres carrés, qu'elles partagent avec Adolphe, un angora obèse, sont parfumés aux croquettes, à la naphtaline et aux relents d'un ragoût mijotant sur le feu. Leurs armoires sont peuplées de cardigans en crochet, de mi-bas opaques, de chemisiers à col Claudine et de jupes en laine – surtout pas de pantalons. La journée, main dans la main, quelque part entre aigreur et nostalgie, elles errent dans les rues de Beyrouth, comme des étrangères dans leur propre quartier. Le soir venu, elles verrouillent à double tour la porte de leur chez-soi, terrifiées par les légendes de badboys à pistolets et de mauvaises filles en microshorts.

Ados pseudogothiques
Mais il leur arrive parfois de se hasarder sous la lumière inquiétante des néons. Passage obligé par la case coiffeur, au salon Si Belle. En très fin d'après-midi de préférence, pour que la mise en plis reste intacte jusqu'à l'enterrement du lendemain matin. À la sortie, tignasses boursouflées et brossées « à la chatte », comme deux zombies échappées de Mars Attacks ! tenant portefeuilles sous leurs aisselles, elles grillent une Rothman's à la terrasse d'un café de Hamra. Ne pigeant rien au dialecte des capuccinos, frappucinos et autres macchiatos, regrettant l'ère où l'on ne s'exprimait qu'en chaffé, déboussolées et presque offusquées, elles galopent vers chez elles. En chemin, elles croisent à la porte d'un bar de la rue Makdessi un groupe d'ados pseudogothiques, cheveux rasés sur le côté, le mascara outrancier, tatouages le long des bras et tee-shirts à l'effigie de Metallica. Lily, la plus âgée des deux, met en garde Rose : « Ne les regarde pas, ce sont des adorateurs du diable, j'ai vu des comme eux à la télé ! » ; ou encore : « Ce sont les ordinateurs qui ont fait ça de la jeunesse ! » Signe de croix.

Cocktail rue Sursock
Un geste hystériquement réitéré lorsqu'elles prennent la décision, déterminante, d'emprunter leur voiture. Alors que Lily balade son plumeau sur le capot de la Renault 19, une Rolls à ses yeux, Rose se fatigue à démarrer l'engin capricieux. Le siège flirtant avec le guidon, la pauvre Rose se prend les foudres de sa sœur aînée quand elle ose franchir les 50 km/heure, « un jour tu nous tueras ! », ou s'aventure sur des raccourcis, « tu es écervelée ! Deux femmes seules, ça ne doit emprunter que des autoroutes ! » Seulement, où vont ces deux guerrières, perçant l'obscurité d'une nuit sur la voix de Julio à plein volume ? Chipeuses d'opportunités, elles s'invitent à un cocktail rue Sursock dont elles ont aperçu l'annonce dans le journal. Des buffets gratos à perte de vue, Lily qui picole et bourre son sac en catimini, Rose qui toise les femmes d'aujourd'hui, « trop frêles, trop piquées, trop pétasses ». À part jouer les pique-assiettes, elles râlent à l'idée de devoir se coltiner, aux occasions, les épouses de leurs neveux, leur emballant, en guise de cadeaux, colliers et boucles d'oreilles datant du début du siècle. « C'est tout ce qu'elles méritent, elles vont tout piquer à leurs hommes ! » Sinon, pas de dîners au restaurant : « De nos jours, ils ne nous servent plus que des produits chimiques et des queues de rats » ; ni de séances cinéma : « Nous sommes claustrophobes et les actrices de cette époque n'arrivent pas à la semelle des Rita Hayworth de nos temps » ; encore moins de promenades en montagne ou en bord de mer : « Et le mal de voiture ? », disent-elles d'une même voix.

« Je suis sûre qu'il la trompe »
Il ne reste donc plus à ces éternelles demoiselles que leur appartement pour s'écrouer dans leur jadis, une fois le noir ayant étendu son règne. À partir de cet intérieur tout en moquette et verroteries, elles guettent les va-et-vient de leurs voisins en grandes prêtresses des bonnes manières. Le quadragénaire du troisième : « Je ne comprends pas pourquoi il ne s'est toujours pas casé ! » ; le couple du premier : « Je suis sûre qu'il la trompe, ce bon à rien », ou encore la bimbo effarouchée du quatrième : « Elle, elle ferait mieux d'aller se
confesser. »
Parallèlement à ces commérages qu'elles ont adoptés comme profession, tout est sujet à se crêper le chignon. Le sel de la mouloukhiyeh pour le cholestérol de l'une, l'intensité du ventilo pour les rhumatismes de l'autre, feuilleton turc ou mexicain, Marcel Ghanem ou Paula Yaacoubian, chocolat fourré à la liqueur oui, mais de cerise ou de pêche, etc. Car elles se partagent tout, Lily et Rose, des semelles élimées de leurs Red Shoe aux lentilles de leurs lunettes de lecture, en passant par leur lit, où elles se vautrent à 22 heures, au plus tard. Où elles y récitent, d'une même voix, sept Je Vous Salue Marie et sept Notre Père. Enfilent un filet pour conserver leurs coiffures. Retirent leurs dentiers qu'elles plongent dans un même verre d'eau. S'assoupissent.
Et puis soudain, brisant le silence, Rose à Lily : « Tu as oublié la pilule pour ton cholestérol. Je n'ai pas envie que tu crèves. Je ne peux pas vivre sans toi, tu sais ? »

 

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Lily et Rose. Ces prénoms aux couleurs de l'Hexagone, c'est maman Fayza qui les leur avait choisis, en hommage à cette idylle impossible avec son officier français. Mais loin de suivre les pas d'une mère collectionneuse d'hommes, Lily et Rose ne se sont jamais mariées, jamais entichées de fiancés, ni même d'amants. Elles ne se sont jamais séparées, s'expriment en « nous » et, depuis...

commentaires (3)

SI BAUDELAIRE ÉTAIT ENCORE LÀ... IL AURAIT TROUVÉ MATIÈRE POUR UN AUTRE POÈMES DE SES FLEURS DU MAL !

LA LIBRE EXPRESSION

16 h 20, le 20 juin 2015

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • SI BAUDELAIRE ÉTAIT ENCORE LÀ... IL AURAIT TROUVÉ MATIÈRE POUR UN AUTRE POÈMES DE SES FLEURS DU MAL !

    LA LIBRE EXPRESSION

    16 h 20, le 20 juin 2015

  • On dirait une piece de Samuel Becket.

    Gerard Avedissian

    12 h 13, le 20 juin 2015

  • Adorables personnages Lily et Rose dépeintes avec un tel réalisme qu'elles nous rendent nostalgiques de l'heureuse ambiance des années soixante de leur jeunesse.

    Dounia Mansour Abdelnour

    03 h 01, le 20 juin 2015

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