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Nos Lecteurs ont la Parole - Marwan SEIFEDDINE

Des guerres qui durent et se ressemblent

Beaucoup se demandent combien dureront encore ces guerres qui ravagent actuellement la Syrie, l'Irak et le Yémen. Resteront-elles circonscrites aux pays précités ou bien s'étendront-elles à d'autres théâtres ? Souvent les réponses apportées à ces questions par certains commentateurs terminent un véritable galimatias par des phrases du genre : « on y verra plus clair lorsque l'on connaîtra le sort de l'accord sur le nucléaire iranien » ou « les véritables changements n'apparaîtront qu'après la prochaine élection présidentielle aux États-Unis ». De telles réponses ne font qu'éluder les questions, elles dispensent leurs auteurs de s'avancer sur le terrain des prévisions et des conjectures et leur donnent l'illusion de garder immaculée leur prétendue notoriété intellectuelle.
Les guerres qui font rage actuellement en Syrie, en Irak et au Yémen ont trois caractéristiques principales : d'abord la multiplicité des protagonistes, ensuite la multiplicité des objectifs, et enfin l'enchevêtrement de ces objectifs et des enjeux qui en découlent. Les protagonistes sont connus, ils comprennent de grandes puissances (États-Unis et Russie), des puissances régionales (Iran, Arabie saoudite, Turquie, Israël et Égypte), des États arabes du Levant et de la péninsule Arabique, impliqués directement ou indirectement dans les conflits, ainsi que les communautés religieuses ou les groupes ethniques qui constituent la population des pays du Levant et qui se trouvent menacés et souvent instrumentalisés.
Si pour bon nombre d'États engagés dans ces conflits, la conjuration du danger des groupes jihadistes que certains ont contribué par le passé à financer constitue un objectif commun, les autres objectifs sont pratiquement connus de tous. Il s'agit : pour les États-Unis d'assurer la sécurité d'Israël, de leurs intérêts économiques dans la région, et l'affaiblissement de l'Iran ; pour la Russie de préserver une présence en Méditerranée orientale à travers un allié syrien et contrebalancer l'influence américaine; pour l' Iran de conserver les avancées réalisées depuis une quinzaine d'années sur la voie de la réalisation de son grand dessein, celui de s'affirmer comme puissance régionale incontournable et l'un des principaux leaders du monde musulman ; pour l'Arabie saoudite d'endiguer la poussée iranienne qui menace sa propre stabilité et celle de ses alliés du Golfe ; pour Israël de favoriser la perpétuation des conflits armés dans le monde arabe comme garantie de sa propre sécurité ; et pour l'Égypte d'empêcher une quelconque mainmise sur le détroit de Bab al-Mandab qui menacerait ses communications dans la mer Rouge et le passage par le canal de Suez. Pour la Turquie, les objectifs apparaissent sous un angle plus compliqué. Comme tout État dont le territoire est contigu à celui d'un État moins puissant, plus petit et de surcroît en pleine décomposition, la Turquie cherche à intervenir et contrôler l'évolution de la situation sur son flanc sud de façon à préserver ses intérêts dans toute solution qui serait mise en place à l'avenir. En même temps, la Turquie est hantée par le spectre d'un grand Kurdistan qui regrouperait les zones peuplées de Kurdes d'Irak, d'Iran, de Syrie et de Turquie, et qui risque de briser sa cohésion interne, voire de provoquer son démembrement.
L'enchevêtrement des objectifs est plus difficile à déceler quoique perceptible dans certains cas. Ainsi, les États-Unis s'opposent à l'Iran, mais en même temps appuient en Irak un régime d'obédience iranienne. Les intérêts des Russes et des Iraniens convergent sur un point fondamental, celui d'empêcher coûte que coûte qu'un régime favorable à l'Occident remplace le régime syrien actuel ou un régime de la même veine. La position ambiguë d'un État comme le Qatar, connu pour son appui aux courants intégristes, qui tout en étant un allié de l'Occident entretient de bonnes relations avec l'Iran, soulève plus d'une question. Par ailleurs, la Turquie se pose en protectrice des Kurdes de Syrie, mais en même temps soutient les jihadistes de l'EI qui les combattent, et c'est à travers les frontières de la Turquie avec la Syrie et l'Irak que les jihadistes venus d'Europe et d'Afrique du Nord déferlent dans ces deux pays.
Cette guerre du Moyen-Orient, n'est pas sans rappeler singulièrement la guerre de Trente Ans qui ravagea l'Europe au cours du XVIIe siècle, de 1618 à 1648. Le parallélisme est intéressant, qu'il s'agisse du grand nombre des protagonistes, de l'implication des grandes et moyennes puissances de chaque époque dans la guerre, de l'imbrication du conflit à caractère religieux et du conflit de nature politique, de la tendance des principales puissances concernées à asseoir leur hégémonie, de l'extension des guerres à différents théâtres ou des innombrables pertes en vies humaines, destructions et cruautés engendrées par ces guerres. Abou Bakr al-Baghdadi et ses acolytes coupeurs de têtes trouveraient leurs homologues historiques en les personnes des chefs de bande que furent les Ernest de Mansfeld et les Christian de Brunswick pendant la guerre de Trente Ans. Dans les deux cas, ce sont les petits États qui souffrent le plus du fait de ces guerres et qui se retrouvent démembrés ou simplement sacrifiés par les intérêts des grands.
La similitude des causes pourrait inciter à conclure à une similitude des effets ; la multiplicité des protagonistes de nos guerres actuelles du Moyen-Orient, la complexité et l'enchevêtrement de leurs objectifs et enjeux respectifs laissent présager un conflit qui se prolonge et des guerres de longue durée. Le véritable problème n'est pas tellement la force de l'EI, du Front al-Nosra et de leurs alliés des groupes jihadistes, car à supposer que les États-Unis et leurs alliés européens mettent les moyens nécessaires pour leur infliger une défaite dont ils ne se relèveraient pas, la question qui reste posée est celle de savoir comment et sur quelles bases se remplirait le vide créé par leur annihilation. En fait, c'est une situation où l'on ne peut tuer l'ours avant de s'être entendu sur le partage de sa peau, contrairement à l'adage bien connu. Comment s'ébaucheraient alors les solutions qui peuvent mettre fin à cette guerre, quel serait le sort du régime syrien et que deviendrait cette large zone à population majoritairement sunnite, actuellement tenue par les groupes jihadistes et qui s'étend sur un territoire d'un seul tenant à cheval sur les territoires de la Syrie et de l'Irak ? Les frontières héritées des accords de Sykes-Picot seraient-elles préservées ? Si l'on s'en tient à l'hypothèse selon laquelle une solution aboutissant à l'élimination de l'influence de l'une des deux grandes puissances mondiales dans la région est à écarter, la guerre ne prendrait fin qu'une fois que les principales parties prenantes, à l'échelle mondiale et régionale, seraient parvenues à s'entendre sur les contours d'une nouvelle configuration géopolitique dans laquelle chacun trouverait un peu son compte. À cet égard, quelques scénarios peuvent être esquissés. D'emblée, le retour à une Syrie sous le régime de Bachar el-Assad est impensable, de même qu'à celui d'un Irak centralisé, sous un régime à dominante chiite, et inféodé à l'Iran. Mais la mise en place de structures fédérales ou confédérales flasques, sur des bases ethniques et communautaires et dans le cadre des frontières actuelles, demeure envisageable. Dans une telle configuration, chacune des trois puissances régionales – Arabie saoudite, Iran et Turquie – garderait une influence prépondérante suivant la composition confessionnelle dominante dans telle ou telle composante de la fédération qui serait ainsi constituée. Israël pour sa part possède d'ores et déjà des relations importantes avec le Kurdistan autonome irakien qui laissent présager une alliance future. Un autre scénario plausible est celui de la création de plusieurs États indépendants qui comprendraient en Syrie : un État groupant les régions de Damas, de l'ouest et du sud-ouest de la Syrie, et sur lequel Russes et Iraniens garderaient leur influence ; un État indépendant à dominante sunnite englobant les parties nord-ouest et l'intérieur du pays, et une entité kurde indépendante ou autonome au nord-est ; et pour l'Irak, trois États indépendants : arabe chiite, arabe sunnite et kurde. Une variante de ce scénario consisterait à grouper ensemble au sein d'un même État indépendant les États précités à majorité sunnite en Syrie et en Irak.
Tous ces scénarios, qui nonobstant leur plausibilité relèvent du domaine des supputations et des conjectures, sont évoqués pour les besoins de l'analyse que d'aucuns rejetteraient. De tels scénarios, s'ils venaient à se concrétiser, marqueraient le début d'une triste et sombre période pour tous ceux qui, comme l'auteur de ces lignes, ont cru en l'avènement d'un monde arabe démocratique, y compris en Palestine ; d'un monde arabe solidaire, stable, débarrassé de ses anachronismes, riche dans sa diversité communautaire et culturelle, et dont le Liban aurait pu constituer un embryon modèle. Mais encore faut-il voir les réalités en face et savoir prendre quelque distance avec ses propres souhaits.

Marwan SEIFEDDINE

Beaucoup se demandent combien dureront encore ces guerres qui ravagent actuellement la Syrie, l'Irak et le Yémen. Resteront-elles circonscrites aux pays précités ou bien s'étendront-elles à d'autres théâtres ? Souvent les réponses apportées à ces questions par certains commentateurs terminent un véritable galimatias par des phrases du genre : « on y verra plus clair...

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