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Liban - Conférence

Un prophète pour notre temps

À l'occasion du deuxième anniversaire de la disparition du père Paolo Dall'Oglio en Syrie, la Fédération nationale de la presse italienne (FNSI) a organisé en collaboration avec les proches du père Paolo une table ronde à Rome le 26 mai dernier. Devant une salle comble au siège de la FNSI, ont pris la parole Santo della Volpe, président de la FNSI ; Marco Impaliazzo, président de Sant Egidio ; Luciano Larivera s.j., directeur de Civiltà Cattolica ; l'imam Nader Akkad, président de la Fédération musulmane d'Italie, et le Pr Antoine Courban, dont nous reproduisons de larges extraits de son allocution intitulée « Un prophète pour notre temps ».

Le père Paolo Dall’Oglio.

Au Levant arabe, nos sociétés ne sont pas sécularisées comme celles d'Occident. Depuis 14 siècles, et en dépit des difficultés, le vivre-ensemble multireligieux et pluriculturel a pu opérer une sorte d'osmose inconsciente qui permet aujourd'hui, aux uns, d'affirmer : « Je ne serai pas le chrétien que je suis sans cette part d'islam qui est en moi. » Et aux autres de dire : « Je ne serai pas le musulman que je suis sans cette part de christianisme qui est en moi. »
Un tel résultat fut possible parce que les chrétiens, de différentes traditions liturgiques, se sont appropriés, depuis longtemps, la langue arabe et l'ont protégée. L'arabe n'est pas seulement la langue du Coran, mais aussi celle de la Bible et de toutes les liturgies chrétiennes de l'Orient. Prier et louer Dieu dans la même langue est un authentique exploit culturel qui témoigne, de la part des chrétiens, pour le génie de l'incarnation. Il est à espérer que cette osmose puisse être encore celle des générations à venir (...).
Mon approche n'a rien de politique pour le citoyen libanais que je suis. La situation de la Syrie me concerne sur le double plan humanitaire et celui du vivre-ensemble, entre citoyens de cultures et de religions diverses.
Le Liban accueille à l'heure actuelle plus de 1 500 000 réfugiés de Syrie, régulièrement enregistrés, alors que l'ensemble de la population libanaise est de 4 000 000.
La violence la plus extrême a des limites. Le mal aura toujours des frontières. Seul le bien demeure infini. C'est ce que saint Paul dit dans son épître aux Romains : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien » (Ro 12:21). Aujourd'hui, nous pouvons aller jusqu'aux extrémités de la violence, nous pouvons tout anéantir. Mais demain, que ferons-nous ?
Nous ne pouvons que recommencer à vivre-ensemble parce que nous sommes des hommes, c'est-à-dire nous portons en nous, comme la marque du divin, « le goût inné du bien, du vrai et du beau », comme le disait le pape Benoît XVI au palais présidentiel de Beyrouth en septembre 2012.

Pour parler de l'Orient du père Paolo Dall'Oglio, je souhaite rendre hommage à son œuvre par un témoignage en faveur de l'humanisme intégral, ni théocentrique ni anthropocentrique. Un humanisme où l'homme n'est ni esclave de Dieu ni son rival. Dans la fidélité à l'incarnation, cet humanisme réconcilie, en l'homme, le ciel et la terre, et constitue la pierre angulaire de l'ordre politique de demain. Telle est me semble-t-il la pierre angulaire du message du père Dall'Oglio.
Hier, on ne parlait que de paix et d'amour. Aujourd'hui, c'est la haine qui semble l'emporter. La plupart des idéologies contemporaines sont des utopies négatives, fondées sur la haine. Tous les anthropologues connaissent le caractère premier de la haine sous la forme du « narcissisme primaire », phase initiale du développement de l'individu.
Aujourd'hui pourtant, le long apprentissage de l'altérité et l'humanisation qu'elle induit semblent s'atténuer. La haine n'a plus honte de se cacher derrière la réthorique. Elle s'affiche comme si elle serait devenue le principe d'une nouvelle morale : « Je hais, donc je suis. »
C'est ce principe destructeur qui est à l'œuvre et qui se laisse percevoir dans les violences qui s'abattent sur l'Orient arabe au nom de tous les narcissismes : ceux des pouvoirs dictatoriaux, mais aussi ceux des radicalismes religieux et des crispations identitaires. Les chrétientés orientales ont tendance aujourd'hui à se replier sur elles-mêmes et à rompre ainsi les liens avec leurs propres racines historiques.

La première fois que j'ai entendu le nom de Paolo Dall'Oglio, ce fut à Alep, en l'an 2000. J'étais avec un ami de cette ville, un homme de grande culture et un musulman pieux et sincère. Nous prenions le thé près de la porte d'Antioche. Dans la conversation, il me parla de sa visite à Mar Moussa et de ses conversations avec le père Dall'Oglio.
Il me dit : « J'étais surpris de me sentir aussi à l'aise avec lui qu'avec toi. Il n'y avait pas en lui cette barrière que je sens si souvent quand je me trouve face à un chrétien non oriental. »
Puis, il ajouta : « J'avais l'impression de me trouver avec un homme de Syrie (...). » Ce qui étonnait le plus mon ami d'Alep c'est que Paolo, cet étranger, avait pu s'adapter et s'imprégner à ce point de l'esprit du Levant en s'installant au milieu du désert, dans un monastère désaffecté dont il fera une forteresse du dialogue, de la tolérance, de la réconciliation et de l'amour de l'autre.
Cet ami, musulman sincère, ne connaissait pas le Livre de la consolation d'Isaïe : « Une voix crie : Dans le désert, préparez un chemin pour le Seigneur... Que toute vallée soit rehaussée, que toute montagne soit abaissée... alors la gloire du Seigneur sera révélée et toute chair la verra, car la bouche de l'éternel a parlé » (Isaïe 41:3-5).
Désert, bouche et chair se trouvent ici associés. Le désert, le midbar des anciennes langues sémitiques, est à la fois l'espace aride du chaos primitif, mais également la bouche comme lieu de la parole. C'est dans le midbar/bouche que la parole (...) la parole transforme le chaos de la nature en un cosmos articulé. (...)
Les théologiens connaissent « le génie charnel » des vieilles chrétientés de la tradition antiochienne au sein desquelles Paolo Dall'Oglio a choisi de vivre comme témoin de l'incarnation, à travers un humanisme non exclusif, mais ouvert à tous, notamment à cet islam dont il se proclame amoureux tout en étant un ardent témoin de Jésus-Christ.
« Des eaux jailliront dans le désert et des ruisseaux dans la solitude » (Isaie 35:6). Ce verset biblique n'est pas sans rappeler le récit coranique de l'errance de Hagar et de son fils Ismaël dans le désert d'où jailliront les eaux de la source Zemzem et étancheront leur soif.

Si on doit enraciner l'œuvre du père Dall'Oglio dans une tradition quelconque, ce serait dans la vision qui se dégage du magnifique texte de la lettre à Diognète qu'un chrétien anonyme de Syrie adresse à son ami païen, Diognète, il y a deux mille ans, afin de lui parler du christianisme naissant. À l'époque, les chrétiens formaient une infime minorité vivant en milieu hostile. Et pourtant, cette lettre ne reflète aucune peur, mais une grande confiance en soi et dans les valeurs morales de la foi chrétienne des temps apostoliques.
Le groupe chrétien, en ces temps reculés, n'est pas une minorité hallucinée par l'obsession identitaire et uniquement préoccupée par les miettes de pouvoir que les puissants de la majorité pourraient accorder.
La lettre dit : « Ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. » Dès lors, leur unique préoccupation est de maintenir la cohésion du corps en question (...) au nom du bien commun. C'est ce que Dall'Oglio appelle « vivre son baptême ».
Les chrétiens de la lettre à Diognète « ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n'ont pas d'autres villes que les vôtres, d'autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes ». Où qu'ils demeurent « ils se conforment (...) aux usages qu'ils trouvent établis ; mais ils placent sous les yeux de tous l'étonnant spectacle de leur vie à peine croyable ». Par là, l'auteur indique une échelle de valeurs morales qui confère au groupe chrétien son originalité.
« Ils habitent leurs cités comme étrangers, mais ils prennent part à tout comme citoyens (...) Soumis aux lois établies, ils sont par leurs vies supérieurs à ces lois. » (...)

Ainsi était Paolo Dall'Oglio, l'étranger entièrement chez lui en Syrie. Fidèle à sa foi, il confesse à Marie Pelletier : « Je refuse le prosélytisme parce qu'il est en contradiction avec la douceur de mon maître de Nazareth. (...) Pour moi, l'universalisme n'est pas mauvais quand il n'est pas violent. Mais il peut le devenir si on ne parvient pas à percevoir la beauté de la tradition d'autrui, si on ne parvient pas à tomber amoureux d'elle et que l'on en vient à opposer l'universalisme chrétien à l'universalisme musulman. » De là son amour sincère de l'islam qu'il perçoit comme un lieu d'ouverture à la révélation.
Cependant, ce dialogue-révélation ne saurait s'inscrire dans la tradition abrahamique sans le judaïsme. « Dans le fond, il n'est pas étonnant que les derniers alliés objectifs du régime syrien soient ceux qui ont toujours nié le génocide du peuple juif et qui, aujourd'hui, nient la révolution du peuple syrien. » L'antijudaïsme et l'islamophobie semblent ainsi unir une certaine gauche nationaliste arabe et la droite la plus extrême.
Le Proche-Orient de demain est fondé sur la paix et la justice. Pour tout homme de bonne volonté, l'engagement en faveur des peuples du Levant repose sur trois piliers fondamentaux :
1 – Le désir de ne pas laisser les chrétiens du côté de l'injustice et de l'oppression.
Écoutez l'homme arabe mais pas avec les préjugés de la Croisade. Sachez voir que la plupart des musulmans du Levant ne refusent pas la modernité ni la démocratie. Il faut les aider afin d'encourager les chrétiens à sortir de leur frilosité suicidaire.
2 – Le désir de lutter aux côtés de tous les Syriens pour la justice et pour la démocratie.
Ceci ne signifie pas angélisme pacifique. « L'Europe attend de l'autre côté de la Méditerranée, pendant que les Syriens se font massacrer... D'où vient cet angélisme chrétien ? »
3 – L'urgence de la réconciliation entre sunnites et chiites.
« Pour ouvrir aux générations de demain un avenir de paix, la première tâche est donc celle d'éduquer à la paix pour construire une culture de paix (...) il s'agit de dire non à la vengeance, de reconnaître ses torts, d'accepter les excuses... et de pardonner. Car seul le pardon donné et reçu pose les fondements durables de la réconciliation et de la paix pour tous » (Benoît XVI, Beyrouth 2012).

Conclusion : afin, comme le dit Dall'Oglio, que « les chrétiens de Syrie puissent vivre dans leur pays, qui est le leur depuis 2 000 ans, en paix avec les musulmans, leurs frères et leurs voisins », le maître mot demeure le vivre-ensemble. Mais ce dernier requiert pour tout homme libre de se sentir honoré par une citoyenneté fondée sur la loi et non sur l'identité.

Antoine COURBAN
Rome, 26 mai 2015

 

Pour mémoire
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Au Levant arabe, nos sociétés ne sont pas sécularisées comme celles d'Occident. Depuis 14 siècles, et en dépit des difficultés, le vivre-ensemble multireligieux et pluriculturel a pu opérer une sorte d'osmose inconsciente qui permet aujourd'hui, aux uns, d'affirmer : « Je ne serai pas le chrétien que je suis sans cette part d'islam qui est en moi. » Et aux autres de dire : « Je...

commentaires (4)

IL A DONNÉ L'AMOUR... IL A RÉCOLTÉ L'INGRATITUDE, LA HAINE ET LA MORT...

LA LIBRE EXPRESSION

12 h 55, le 03 juin 2015

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Commentaires (4)

  • IL A DONNÉ L'AMOUR... IL A RÉCOLTÉ L'INGRATITUDE, LA HAINE ET LA MORT...

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 55, le 03 juin 2015

  • Bel hommage grandeur d'âme de Paolo Dall'Oglio, un chemin à suivre il est vrai, mais l'Europe n'est plus tout d'abord chrétienne....

    Beauchard Jacques

    11 h 28, le 03 juin 2015

  • Plus le caractère antagoniste "Théologie/Réalité" se met au jour, plus les représentants "scientifiques!" de la "pensée!" ecclésiastique se brouillent avec leur propre idéologie ; et leurs différentes Niaiseries surnagent ainsi. Y a alors les ecclésias humanitaires qui dans leur théorie, sont aussi indifférents à ce qu'ils appellent les inconvénients de la "politique", que les Politiques eux-mêmes le sont dans la pratique aux souffrances de ces Indigènes mêmes qui les aident à acquérir leurs arrogantes prérogatives mêmes. Cette école humanitaire, prend donc à cœur le mauvais côté des rapports politiques actuels. Elle cherche, par acquit de conscience, à pallier tant soit peu les contrastes réels ; elle déplore sincèrement la détresse de ce monde indigène, la concurrence effrénée de ces mêmes sectaires entre eux-mêmes. Et conseille même à ses Levantins d'être sobres, de rester Gentils, de bien travailler et de faire en sus beaucoup de gosses ! Elle recommande de même de mettre dans cette dernière "affaire une réfléchie ardeur?" ! Toute la théorie de cette "ecclésia" repose ainsi sur des distinctions interminables entre sa théologie et La Réalité, entre les principes et les résultats, entre le contenu et la forme, entre l'application et l’idée, entre l'essence et la réalité, entre le droit et le fait, entre le Bon et son Niais côté !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    09 h 57, le 03 juin 2015

  • Quel beau texte...Merci!

    Kaldany Antoine

    05 h 57, le 03 juin 2015

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