La place des Martyrs s'active sous le soleil de mars à midi. Taxis et chauffards usent du klaxon à n'en plus finir, et jouent des pieds et des mains pour s'extirper de l'embouteillage. La circulation est dense et, sur les trottoirs, les piétons vaquent à leurs occupations. Mis à part le monument des Martyrs, la sépulture de Rafic Hariri, le serment de Gebran Tuéni accroché sur la façade de l'immeuble d'an-Nahar, et la statue à la mémoire de Samir Kassir, tapie dans l'ombre, rien ne laisserait croire qu'il y a 10 ans, jour pour jour, le centre-ville de Beyrouth était envahi par une véritable marée humaine d'un million de Libanais. Aujourd'hui, personne ne semble se souvenir de ce jour-là, ni semble se soucier du calendrier. Interrogés à propos de leurs impressions concernant « le 14 mars, dix ans après », les citadins prennent souvent un instant de réflexion avant de se rappeler que la date d'aujourd'hui coïncide en effet avec la célébration d'une révolution historique qui a changé le paysage libanais, en l’occurrence la révolution du Cèdre.
Si de nombreuses personnes interrogées par L'Orient-Le Jour affirment avec dédain ne pas se soucier de politique, et que d'autres, huit-marsistes, estiment que « le 14 mars n'aurait jamais dû exister », celles qui prennent le temps de s'adonner à une évaluation rétrospective répondent souvent avec une pointe d'amertume dans la voix. La déception, elle, est un thème qui revient malheureusement souvent.
« Le 14 mars est tristement un rêve, une utopie d'un Liban parfait, raconte un étudiant universitaire. Il s'agit d'un mouvement qui n'a pas bénéficié d'une base solide. Nous avons fait la plus belle des révolutions mais sans pour autant avoir un plan précis pour la phase postrévolution. Nous avons su contre quoi et contre qui nous insurger, tout ce qu'on ne voulait pas en fait, mais sans savoir ce que l'on voulait exactement. Les leaders politiques ont aussi failli et ont perdu notre confiance quand le mouvement s'est perdu dans les intérêts étroits, dans le mensonge, dans les erreurs politiques, explique-t-il. Nous avons remporté les élections au terme d'une campagne où toutes nos tensions ont été attisées. À peine sorti vainqueur, Saad Hariri a annoncé qu'il n'accepterait pas de gouverner sans le Hezbollah. Et nous avons ensuite ramené Nabih Berry au pouvoir. Ils n'ont pas tardé à nous jeter dehors de nouveau. Tout cela est-il normal ? »
(Lire aussi : 14 mars 2005 - 14 mars 2015 : le panthéon des disparus)
« Parti chacun de son côté... »
Des affirmations reprises par un chauffeur de taxi, près du jardin Samir Kassir. « C'est dommage, déplore-t-il. La politique a tout gâché et nos leaders n'ont pas été à la hauteur. Mais l'important à présent est que les Libanais s'unissent. »
Sur Uruguay Street, un père de famille déjeune avec ses enfants. Comme une ritournelle, la question revient souvent : « 14 Mars, dites-vous ? Pourquoi ? Ça existe encore? » « Nous étions bien partis, ajoute l'homme qui se rappelle avoir participé à la manifestation du 14 mars 2005. Aujourd'hui, peu sont les gens qui accepteraient de redescendre de nouveau dans la rue. Nous ne sentons pas que le 14 Mars est ce qu'il était, mais plutôt que les leaders sont partis chacun de son côté... »
« Il fallait que l'on continue avec la même fougue, renchérit un homme sur une table avoisinante, s'invitant à la conversation et se présentant comme étant un partisan du courant du Futur. Il y a eu des acquis, certes, mais le laxisme a vite pris le dessus. »
Un peu plus loin, assise sur le perron d'un magasin de bijoux, une vendeuse boit un café. Entre deux gorgées et deux bouffées de tabac, elle martèle que « la révolution du Cèdre n'a rien apporté de nouveau ». Et d'insister : « C'est toute la caste politique qu'il faut changer. »
(Lire aussi : Ils ont dit... à l'occasion du 14 mars)
« La faute au 8 Mars »
Dans l'entourage de la place des Martyrs, les idées noires sont légion. Autant s'éloigner pour rechercher un autre son de cloche, que l'on entend du côté des Souks de Beyrouth et, un peu plus bas, sur la baie du Saint-Georges.
Assis sur un banc donnant sur la mer, un jeune homme affirme que le 14 Mars a accompli sa mission et n'a plus grand-chose à faire. « La révolution du Cèdre n'avait qu'une seule importance à mes yeux, confie-t-il. Celle de faire sortir les Syriens du pays. Comme c'est fait, je ne vois pas pourquoi nous devrions encore subir toutes ces divisions politiques. Qu'ils nous élisent un président, et qu'ils nous foutent la paix. C'est tout ce que nous pouvons espérer en ce 14 mars 2015 : un président. »
Pour sa part, Sally, manager dans un hôtel avoisinant, souhaite tout simplement que les chrétiens soient unis, et qu'un président soit élu bientôt. « La révolution du Cèdre a émané du peuple et malgré les erreurs, le peuple doit s'attacher à ce mouvement, assure-t-elle aussi. Nous avons encore beaucoup à faire pour aboutir à une égalité entre citoyens, notamment en ne permettant qu'à l'armée de détenir des armes. » Et d'ajouter : « Nous ne pouvons blâmer nos leaders si notre révolution n'a pas abouti. Elle a été contrée par le camp adverse, celui du 8 Mars, qui a usé de la force des armes pour étouffer le mouvement patriotique. Oui, nous sommes fatigués. Nous sommes déçus. Mais nous continuerons à lutter malgré tout. Il le faut. »
Retour à la place de Martyrs. La circulation est toujours tout aussi dense et les voitures continuent de se bousculer. Près de l'immeuble d'an-Nahar, les passants sont obligés de franchir une tranchée en raison de travaux d'excavation qui durent depuis plus de trois mois. Sur le trottoir, un journaliste et un photographe du quotidien suivent les travaux avec attention. Ils se rappellent le 14 mars 2005 sous le regard pénétrant de Gebran Tuéni, dont la photo surplombe la place, comme un guetteur. Une conscience. « La vue depuis nos locaux était juste magnifique en ce jour-là. Une marée humaine qui déferlait sans s'arrêter. Mais maintenant, depuis que Gebran est parti, tout est différent », regrette le photographe. Et l'autre de s'interroger : « À quoi tout cela a-t-il servi? Pour qui Gebran est-il mort ? À quoi bon mourir quand le Liban ne changera jamais ? »
Lire aussi
Les rides de mars, l’éditorial de Issa Goraieb
Ce que représente réellement le 14 Mars, l'analyse de Michel Touma
Débris de liberté, le billet de Médéa Azouri
Un Petit Prince du Liban 2005 – 2015, l'article d'Antoine Courban
commentaires (4)
Le Liban a besoin d'hommes politiques qui respectent les institutions et l'état de droit... Nos hommes politiques ne respectent rien, prorogation du mandat du parlement...pas d'élection du président de la république... Nominations au sein de l'état selon l'appartenance confessionnelle au détriement de la valeur après des mois de mauvais palabres... Gébran est mort pour rien, le Liban n'est pas un véritable peuple...c'est une association de malfaiteurs qui ont pris en otage les communautés. Ils font fuir à l'étranger toute la jeunesse libanaise qui a envie d'une autre vie...cela fait vraiment mal au coeur
HADDAD Fouad
11 h 28, le 14 mars 2015