La conception et la rédaction d'un ouvrage sur l'histoire de L'Orient-Le Jour est une tâche, certes, prenante – d'où l'absence prolongée de cette rubrique « perspective » –, mais elle est surtout au plus haut point captivante. Effectuer un survol du parcours de ce journal à l'occasion de ses 90 ans amène à remettre sur le tapis les débats d'idées et les crises identitaires qui ont jalonné les grandes phases de l'histoire du Liban et de la région, telles que reflétées dans les éditoriaux et articles de fond qui ont enrichi les colonnes de L'Orient-Le Jour durant ces neuf décennies.
« Ne pas oublier le passé (...) parce que c'est le passé qui oriente l'avenir »... Cette petite phrase du fondateur du Jour, Michel Chiha, pourrait être appliquée, par extension, à la situation créée par les sanglants événements qui ébranlent le Liban-Nord, notamment Tripoli, depuis plusieurs jours. Les écrits de Georges Naccache et de Michel Chiha, entre autres, permettent en effet d'illustrer à quel point le comportement politique du leadership sunnite a évolué en termes de positionnement libaniste depuis le début du siècle dernier, et à quel point il est impératif de préserver cette évolution pour construire l'avenir.
Au lendemain de la proclamation du Grand Liban, une nette majorité de sunnites, plus particulièrement à Tripoli, refusaient ainsi purement et simplement d'être intégrés au pays du Cèdre et rejetaient toute allégeance à l'État libanais. Les fondateurs de L'Orient et du Jour ont longuement commenté cette position jusqu'au-boutiste, défendant l'idée d'un Liban uni, fondé sur le vivre-ensemble, et dénonçant à plusieurs occasions les projets sécessionnistes prosyriens. Pour eux, il s'agissait d'un pari sur l'avenir. Et ils n'ont pas eu totalement tort, car c'est un tout autre discours que tient aujourd'hui le leadership sunnite. Aussi bien les responsables politiques que les chefs spirituels de la communauté – y compris les plus fondamentalistes d'entre eux, tels que le Conseil des ulémas musulmans – ont affiché sans aucune équivoque leur solidarité avec l'armée dans le combat qu'elle mène contre les jihadistes, libanais et syriens. Le parallèle avec l'attitude passée met clairement en évidence le chemin parcouru dans le sens de l'affirmation d'une identité libanaise.
Cette évolution, que d'aucuns jugeaient inespérée avant le tournant de la révolution du Cèdre en 2005, est cependant menacée par la montée aux extrêmes dont le Liban et la région sont le théâtre depuis plusieurs mois. La politique agressive, voire hégémonique, suivie par la République islamique iranienne dans la région depuis plusieurs années, l'implication du Hezbollah dans la guerre syrienne pour sauver le régime de Bachar el-Assad ainsi que son attitude arrogante – et à certaines périodes répressive – à l'égard de la communauté sunnite induisent une radicalisation rampante et un renforcement des courants jihadistes transnationaux, au départ totalement marginaux sur la scène libanaise.
L'effet dévastateur – non seulement au Liban, mais également en Syrie, en Irak et au Yémen – de cet expansionnisme iranien est accentué, de surcroît, par la passivité suspecte de l'administration Obama à l'égard de la politique suivie sur ce plan par Téhéran et ses deux principales têtes de pont régionales, Bachar el-Assad et le Hezbollah. Ce laisser-faire américain face au projet du nouvel empire perse provoque un mouvement centrifuge qui menace la lente évolution historique qu'a connue la communauté sunnite au cours des dernières décennies.
La ferme réaction de l'armée face aux débordements des jihadistes et le net soutien que la troupe a reçu de la part du leadership sunnite devraient avoir pour effet, s'ils ne sont pas torpillés par la montée aux extrêmes, de consolider le courant libaniste et souverainiste sur la scène locale. Mais il y a fort à parier qu'une fois que les forces régulières auront achevé leur mission, le Hezbollah – débarrassé ainsi de ses ennemis internes – saura trouver le moyen de discréditer et de marginaliser la Grande Muette. Car dans la logique des visées géopolitiques du régime des mollahs à Téhéran, le rôle imparti au Hezbollah, d'une part, et la présence d'une armée réhabilitée, imposant l'autorité de l'État central, d'autre part, constituent deux projets totalement antinomiques. L'un induit un mouvement centrifuge (transnational) et le second a, au contraire, un caractère centripète (unioniste, donc libaniste). De l'issue de ce bras de fer entre ces deux tendances opposées dépendra dans une large mesure l'avenir du Liban conceptualisé dans les colonnes de ce journal par Michel Chiha et Georges Naccache.
commentaires (5)
En effet depuis le 14 février 2005c’est le passage de la fameuse formule de Georges Naccache « Deux négations ne font pas une nation » à un moment Historique où désormais, on peut dire deux affirmations font une nation. Aujourd’hui, musulmans et chrétiens affirment ensemble qu’ils veulent vivre dans un Liban qui leur appartient, que leur identité est d’abord libanaise avant d’être confessionnelle. Actuellement il nous manque seulement la foi.
Sabbagha Antoine
15 h 05, le 28 octobre 2014