Scène insolite hier à Tripoli : des employés municipaux ôtaient des affiches publicitaires d'une marque de bière sur plusieurs panneaux dans la ville. Cette mesure a provoqué rapidement un vif émoi et l'information s'est propagée comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Le président du conseil municipal de Tripoli, Nader Ghazal, a effectivement pris la décision d'interdire les publicités de boissons alcoolisées dans les rues de la ville. Cette décision intervient quelques semaines seulement après celle d'interdire les repas en public en période de ramadan. Une décision sur laquelle M. Ghazal était, par la suite, revenu sous la pression.
Qu'est-ce qui a donc motivé cette nouvelle interdiction ? Jalal Halwani, membre du conseil municipal de Tripoli, tend à minimiser la portée de l'affaire. « Ce n'est pas la première décision du genre, les conseils municipaux précédents avaient fait de même, depuis 2004 », dit-il à L'Orient-Le Jour.
« Le président du conseil municipal considère qu'une telle action entre dans le cadre de ses prérogatives, poursuit-il. Pour lui, il s'agit d'une question de sécurité publique comme du respect des traditions des citoyens de la ville. La plupart des Tripolitains ne boivent pas d'alcool. De plus, il est très important de préciser qu'une telle mesure n'a aucune incidence sur les libertés publiques. Tous ceux qui veulent boire de l'alcool peuvent le faire librement. Il s'agit juste de l'interdiction de la publicité, en vue d'éviter des provocations inutiles en des circonstances très délicates. »
M. Halwani, citant M. Ghazal lui-même, rappelle que dans certains États aux États-Unis, et même en France, de telles publicités sont interdites pour des raisons de sécurité publique. Au Liban, une telle interdiction dans un climat tendu ne serait-elle pas fatalement interprétée comme une atteinte aux libertés ? « Pas du tout, affirme l'élu municipal. Aucune atteinte aux libertés n'est envisageable. Le timing n'est pas le bon pour permettre de telles publicités en ville, voilà tout. » Il assure qu'il n'était lui-même pas favorable à la décision précédente concernant l'interdiction de manger en public lors du ramadan, mais que l'actuelle mesure prise est d'une tout autre veine.
Moustapha Allouche, ancien député de la ville et membre du directoire du courant du Futur, est lui aussi d'avis qu'il faut éviter toute provocation en cette période. « Beaucoup de municipalités de par le monde ont interdit les publicités pour les boissons alcoolisées », dit-il à L'Orient-Le Jour. Il reconnaît qu'au Liban, une telle décision peut être interprétée autrement, mais il prend à ce sujet la défense du président du conseil municipal. « Il est très loin d'être un extrémiste, dit-il. Il veut simplement éviter les polémiques stériles au sein de la ville. Il y a des groupes qui, actuellement, peuvent réagir avec violence à de telles publicités, et ce n'est pas la meilleure façon de leur faire face. »
Un signe dangereux
Tous les habitants de Tripoli ne voient pas cette décision d'un bon œil ; ils craignent même qu'elle ne soit un pas vers un changement profond dans cette ville. « Cette décision est un signe très dangereux, assure à L'Orient-Le Jour l'avocat Khaled Merheb, originaire de Tripoli, d'autant que ce n'est pas la première du genre. Où ce mouvement s'arrêtera-t-il? Comment expliquer que les panneaux de bière sont retirés, et pas ceux qui appellent à accueillir bientôt l'avènement du califat au Liban ? Et pourquoi laisse-t-on flotter les drapeaux de Daech (État islamique, EI) et du Front al-Nosra sur des propriétés de la municipalité ? N'est-ce pas aussi une provocation ? »
Interrogé sur ce dernier point, M. Moustapha Allouche assure que « tous ces mouvements sont temporaires ». « Dans le temps, le mouvement Tawhid avait fait régner la terreur à Tripoli, et la liberté a quand même vaincu, ajoute-t-il. Cette vague d'extrémisme qui sévit dans toute la région, pas seulement au Liban, passera, j'en suis sûr. Nous restons vigilants contre tout glissement vers l'extrémisme, qui reste inacceptable pour la majorité des habitants de la ville. »
L'avocat Khaled Merheb, pour sa part, insiste sur le fait que « Tripoli est une ville pour tous les Libanais ». Il dénonce ce qu'il considère être « des pressions exercées par le conseil des ulémas musulmans sur la municipalité ». « Et les politiciens laissent faire, trop heureux de garder les gens dans l'ignorance et de mieux les contrôler lors des élections », poursuit-il.
Selon l'avocat tripolitain, « la ville est en train de payer cher de telles mesures incompréhensibles », faisant référence au marasme économique dans lequel elle baigne. Il déplore aussi que les habitants de la ville « râlent plus qu'ils n'agissent ». « Mais ils sont très nombreux à refuser ce genre de mesures, assure-t-il. D'ailleurs, une résistance s'organise. Trois jeunes hommes, qui ne boivent pas d'alcool par conviction religieuse, ont quand même créé une page Facebook appelée "Tripoli Loves Beer", pour mettre en relief leur refus des atteintes aux libertés individuelles. »
Communiqué en soirée
En soirée, le président du conseil municipal de Tripoli, Nader Ghazal, a publié un communiqué dans lequel il apporte les clarifications suivantes : « Cette affiche publicitaire avait enfreint les conditions de publication, n'ayant pas obtenu au préalable une autorisation des autorités locales. L'affiche a donc été retirée des panneaux par les employés municipaux, abstraction faite de son contenu, pour appliquer la loi. Le tollé soulevé dans les réseaux sociaux vise surtout à détourner la vérité et à porter atteinte à l'image de la ville, connue pour son attachement à la coexistence. »
Pour mémoire
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Nader Ghazal dort très bien la nuit, merci, le billet de Ziyad Makhoul
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La bêtise a donc gagné Tripoli et nos dirigeants, atteints d'une autre forme de bêtise, laissent faire.
Robert Malek
19 h 58, le 13 août 2014