Cela fait plusieurs mois, en réalité de longues années, huit exactement, depuis ce 14 février 2005, que l’on met en garde, dans ces mêmes colonnes, contre une inversion viciée et mortifère de l’équation, tout aussi nauséabonde, qui disait et répétait depuis des décennies combien et comment la communauté chiite au Liban était opprimée, humiliée, déshéritée, injustement traitée. Aujourd’hui, cette inversion est totale. Définitive. Aujourd’hui, c’est la communauté sunnite qui n’en peut plus, qui bouillonne, qui va exploser, qui a explosé, boursouflée de cent et une colères, de cent et un désirs de vengeance. Pendant que sa sœur siamoise triomphe, missiles Fajr, Zelzal et autres capables d’aller plus loin que Haïfa portés en étendard.
La milice, nécessairement, immanquablement : c’est la loi de la nature, accouche régulièrement de mini-milices. De contre-milices. Absolument moins performantes, moins surarmées, moins olympiennes, mais tout aussi déterminées, tout aussi dangereuses. Qu’Ahmad el-Assir soit une création-poupée qatarie ou qu’il se soit senti pousser un ADN de pseudo-Oussama Ben Laden n’y change rien : lui et ses hommes sont les enfants-alien du Hezbollah, génétiquement convaincus qu’eux aussi ont le droit d’être au-dessus des lois, qu’eux aussi ont le droit de faire les lois, qu’eux aussi ont le droit de construire leur mini-État, qu’eux aussi ont le droit (et le devoir) de résister contre l’ennemi (le régime alaouite, Israël, etc.), qu’eux aussi ont tous les droits. Et tant que le Hezbollah continuera de régner en tsar absolu, des Ahmad el-Assir, il y en a eu, il y en a et il y en aura treize à la douzaine : aussi folklorique soit-il, l’homme est un produit purement générique.
Bien entendu, et plutôt deux fois qu’une, l’armée a eu raison, sur le papier, de vouloir en finir avec cet épiphénomène. Mais cette semaine, et dans les jours à venir surtout, tout le monde se rendra malheureusement compte que les pré-cantons sunnites, de Abra à Ersal en passant par Tarik Jdidé et Bab el-Tebbaneh pour ne citer qu’eux, vont se fédérer, se gluer, agir comme un seul homme, une seule terre : l’injustice est le plus fort, le plus résilient des ciments. En revanche, sur le terrain, l’armée, dans son überdroit absolu, amputée d’une vingtaine de braves, de valeureux soldats ou officiers, a commis des erreurs, pire, des fautes graves, que seul un geste disciplinaire retentissant de Jean Kahwagi peut aider à estomper. Mais surtout, la troupe s’est attaquée à la plus faible, la plus rachitique, finalement la moins létale des milices. Prouvant une nouvelle fois, une énième fois, que le Hezbollah reste horriblement, désespérément tabou. Comme si un face-à-face armée-salafistes (donc communauté sunnite) était moins important, moins grave qu’un face-à-face armée-Hezbollah (donc communauté chiite)... Comme s’il y avait une hiérarchie de guerres civiles.
Le fondamentalisme sunnite au Liban, bâillonné avant 2005, totalement minoritaire, Golem aux pieds d’argile, est en train de gonfler. Monstrueusement. Parce que ce qui se passe en Syrie contamine à tout va. Parce que c’est un trend post-printemps arabe, un dommage collatéral à endiguer d’urgence. Parce que l’équation s’est inversée, que les injustices s’amoncellent. Parce que le Hezbollah continue d’empêcher l’un des sunnites les plus modérés de faire son travail : Tammam Salam.
Mais aussi, mais surtout, parce qu’il est des absences qui deviennent politiquement sinon criminelles, du moins suicidaires. Aussi imposant que reste Fouad Siniora, le seul homme d’État sunnite depuis Saëb Salam (son refus de voir Saïda transformée en Guantanamo était hénaurme hier...) ; aussi diplomate et conciliante qu’essaie d’être Bahia Hariri et aussi impétueux que se veulent les jeunes ou moins jeunes loups du courant du Futur, l’absence physique et morale de Saad Hariri va finir par le dynamiter, cet indispensable sunnisme modéré. Info ou intox, peu importe, mais le simple fait que la rumeur d’un remplacement de la photo de Hariri par celle d’el-Assir en plein cœur de Tripoli ait autant couru est lourd, gravement lourd de sens. Et de signaux d’alarme. On ne peut pas gérer une communauté entière, même à 75%, à coups de communiqués. Ou à coups d’allers-retours Paris-Riyad. Ou par procuration.
Il n’est pas demandé à Saad Hariri d’être son père – Rafic Hariri avait des défauts à la pelle, à la tonne, mais les fondamentalistes, il les tenait comme personne. Il lui est juste demandé d’être à Beyrouth. À Saïda. À Tripoli. Dans le Akkar. Dans la Békaa. D’assumer ce qu’il est. Qui il est. Ce(ux) qu’il représente. De contribuer, majoritairement, à la résurrection du sunnisme modéré, vital pour la pérennité du Liban, au même titre que le chiisme modéré et le maronitisme modéré. Et cela commence par la proclamation, au palais de Baabda, du nouveau gouvernement, des ministres choisis par Tammam Salam avec l’assentiment de Michel Sleiman.
Il ne faut pas un bac+9 en psychologie pour deviner que ce geste-là, qui va furieusement de soi, aiderait ne serait-ce qu’un minimum à calmer la rue. Les rues. Parce que ce qui s’est passé ce vendredi à Saïda et à Tripoli ressemble étrangement aux colères d’il y a deux ans à Deraa, à Homs, à Deir ez-Zor... Dont on voit aujourd’hui le sinistre résultat.
Ne serait-ce que pour préserver la mémoire de son père, Saad Hariri doit atterrir vite, très vite, à l’aéroport Rafic Hariri.
Les juifs aussi ont eu leur temps d'oppression et même de Shoah. Le résultat est le sionisme et la catastrophe palestinienne. Le Hezbollah, se disant représenter les chiites, fait avec le peuple libanais ce que les juifs font avec les palestiniens.
13 h 32, le 30 juin 2013