Plus de deux ans et demi d’une révolte devenue véritable guerre, des millions de déplacés et de réfugiés, plus de 100 000 morts... et toujours pas de solution en vue en Syrie, alors que la conférence de paix dite Genève 2 peine à se mettre en place.
Pourtant, au-delà des morts et des déplacés, arguments non opposables mais visiblement pas suffisants pour mettre un terme au conflit en Syrie, il est un motif de cessation des combats qui pourrait finir par toucher tous les belligérants : quel que soit le vainqueur, le combattant héritera d’un pays en ruine. Et l’ampleur du désastre augmentera à mesure que la guerre se poursuivra.
Ce message, la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (UN-Escwa) tente de le faire entendre aux parties en conflit, tant du côté du régime que des opposants syriens.
Ce message, l’Escwa le fait passer via une évaluation des dégâts causés par la guerre. À partir de cette évaluation, elle a préparé plusieurs projections en fonction de la durée du conflit. Des projections dont le détail chiffré est atterrant et à partir desquelles l’agence va travailler à l’élaboration d’un plan national de développement pour la Syrie postconflit.
Alors qu’une sortie de crise à court terme n’est pas en vue et que le processus de destruction se poursuit, l’initiative peut laisser songeur. « Nous avons l’expérience des pays de la région qui, au terme d’une révolte et d’un changement de pouvoir, ont perdu un précieux momentum. L’idée de notre plan est qu’une fois la guerre finie, le régime en charge ne perde pas un, deux ou trois ans à essayer d’inventer un projet de reconstruction et de développement », argumente Mohammad Hedi Bchir, responsable économique à l’Escwa.
Le directeur de la division développement économique de l’Escwa est, depuis septembre 2011, le Syrien sunnite Abdallah Dardari. Il était chef de la planification étatique sous Bachar el-Assad de 2003 à 2005, puis vice-Premier ministre en charge des Affaires économiques et ministre du Plan entre 2006 et mars 2011. Il est aujourd’hui à ce titre en charge de l’ouverture du pays à l’économie de marché, mais son travail sur le dossier syrien au sein de l’agence onusienne, insiste M. Bchir, se fait en dehors de toute considération d’ordre politique.
Une vue aérienne du quartier dévasté de Khalidiyé, à Homs, en juillet 2013.Shaam News Newtwork Handout photo via AFP
60 % de chômage...
Pour l’évaluation de la situation, les économistes de l’Escwa ont utilisé un modèle mathématique développé lors des six premiers mois du projet, explique Mohammad Hedi Bchir. Le modèle prend en considération 19 secteurs et la plupart des entités qui interagissent dans le cadre de l’économie syrienne. Il est fondé sur les données d’avant-guerre (2007-2011) actualisées avec des enquêtes menées après le début de la révolte qui, face à la répression exercée par le régime syrien, s’est transformée en conflit armé.
« À partir du modèle que nous avons établi en 2011, nous avons fait des projections. L’idée étant de pouvoir dire : si la guerre cesse en 2012, voici la situation qui prévaudra en Syrie ; si la guerre cesse en 2013, voilà alors la situation qui prévaudra en Syrie ; idem si la guerre cesse en 2014 ou en 2015 », explique l’économiste.
Les experts de l’Escwa ont déjà pu comparer la situation sur le terrain en 2013 (établie à partir de données rassemblées de l’étranger, mais également grâce à des enquêtes menées en Syrie) avec les projections qu’ils avaient faites en 2011 pour un arrêt du conflit en 2013. « Nos projections pour 2013 sont très proches de la réalité du terrain en 2013. Nous avons même un peu sous-estimé l’ampleur des dégâts », note M. Bchir.
En 2011, les économistes de l’agence onusienne avaient prévu un taux de chômage de 34 % en 2013. Or il s’est établi à 37 %. Sur la baisse du PIB, les chiffres réels et ceux des projections sont similaires : une baisse de 30 %.
« À partir de cela, nous pouvons penser que nos projections pour 2014 et 2015 devraient être correctes aussi », souligne l’économiste.
Or les projections pour 2015 sont catastrophiques. Si le conflit cesse en 2015, il faut s’attendre à une baisse de 57,9 % du PIB. Chaque année de conflit coûte environ 18 % du PIB syrien, peut-on lire dans l’étude de l’Escwa.
En ce qui concerne le taux de chômage, il devrait atteindre 58,1 % en 2015 si le conflit se poursuit jusque-là. Pour 2014, le taux de chômage est estimé à 51,8 %.
« En tant qu’économiste, je ne sais pas ce que veut dire un taux de chômage à près de 60 %. Un tel taux dans un pays où les armes circulent massivement... Je vous laisse imaginer comment une manifestation contre l’inflation pourrait tourner », souligne M. Bchir.
Ces chiffres sont les armes de l’Escwa pour faire comprendre aux différentes parties au conflit que quel que soit le gagnant du bras de fer, il ne pourra pas gouverner cette Syrie-là. Il est dès lors dans l’intérêt de tous de négocier une sortie de crise le plus rapidement possible. « Le message n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd », assure le responsable onusien qui ne souhaite pas élaborer, mais insiste sur le fait que l’Escwa ne fait pas de politique et interpelle tout le monde.
La mosquée Ben Walid, à Khalidiyé, a aussi été endommagée par les combats.AFP/HO/SHAAM NEWS NETWORK
Le diable est tapi dans les détails
Ces chiffres sont également la base à partir de laquelle l’Escwa prépare un plan national de développement pour la Syrie postconflit. « Il est important de dire qu’une solution existe si la guerre s’arrête à temps », souligne Mohammad Bchir.
Pour ce plan, dont l’élaboration a commencé il y a trois semaines, quelque 200 à 300 experts sont mis à contribution. « Les experts sont en grande majorité des Syriens de tous bords qui arrivent à travailler ensemble. Les débats peuvent être houleux, mais ils sont d’ordre économique, pas politique », note-t-il.
Les experts sont divisés en groupes qui traitent des différents aspects du plan de développement : habitat, gouvernance, infrastructures, sécurité (alimentaire, désarmement des milices), pauvreté et politiques de développement humain (si le conflit cesse en 2015, 60 % de la population syrienne sera pauvre), condition de la femme, politique industrielle, transport, réconciliation nationale...
« Il faut penser à tout, insiste M. Bchir, car le diable est tapi dans les détails. » Des « détails » qui pourraient être un manque de main-d’œuvre qualifiée et de ciment pour la reconstruction, ou encore la question de l’acheminement de machines de démolition du port de Tartous à Damas, via des routes pas adaptées à ce genre de machines.
« Il s’agit d’un plan de développement classique. Une fois qu’il sera bouclé, dans six mois à un an, il faudra arbitrer, en fonction des possibilités de financement, entre les projets à lancer rapidement et ceux qui peuvent relever du moyen terme », explique l’expert.
Impact régional
Autre sujet à prendre en considération, l’impact régional de la reconstruction. Les besoins en ciment, par exemple, pourraient entraîner une explosion des prix à l’échelle régionale. Même chose pour la main-d’œuvre qui pourrait alors coûter beaucoup plus cher, et ce notamment au Liban. « En Tunisie, une bonne partie de l’inflation est importée de Libye », note M. Bchir.
La reconstruction pourra aussi être porteuse d’opportunités. « Le Liban pourrait devenir un hub pour les importations syriennes par exemple », note l’économiste. Encore faut-il être prêt à saisir ces opportunités. L’Escwa travaille d’ailleurs aussi aujourd’hui sur une étude de l’impact régional d’une reconstruction de la Syrie.
« Certains disent qu’il est trop tôt pour travailler sur ces plans de développement. Mais vu l’ampleur de la tâche, nous sommes déjà en retard, comme le dit M. Dardari », note M. Bchir qui insiste sur l’importance de l’existence même de ce plan.
« Les gens prendront ce qu’ils veulent de ce plan. Le point important est d’avoir un plan, une solution de base. C’est ce qui a manqué dans les autres pays où a eu lieu le printemps arabe. Que fait-on le jour suivant le renversement d’un régime, et la première semaine, et les 100 premiers jours ? En Tunisie, des décisions prises le premier jour de l’ère post-ben Ali pèsent encore sur l’économie aujourd’hui », insiste M. Bchir.
Des immeubles détruits, dont l'hôpital Al-Shifa, dans la rue Saar, à Alep. Photo AFP
Sujet mouvant
Se pose néanmoins la question de l’élaboration d’un plan digne de ce nom quand le cœur du plan, la Syrie, est un sujet mouvant. L’Escwa part d’ailleurs d’un postulat de base qui est tout sauf garanti à terme : une Syrie territorialement unie dont le gouvernement central serait à Damas.
« Nous ajustons notre modèle de base dès que nous avons de nouvelles données. Mais globalement, en ce qui concerne les destructions, le niveau diminue, le gros des dégâts ayant déjà été fait », explique l’économiste
Côté financement, il se veut optimiste. « Il y aura un besoin de financement externe, mais je pense qu’un financement interne sera également disponible. Nous avons reçu des Syriens de la diaspora qui nous ont dit qu’une Syrie libre et libérale pourrait les intéresser. La Syrie dispose en outre de ressources internes, comme le pétrole, qui pourraient permettre de financer une partie de la reconstruction », souligne Mohammad Hedi Bchir.
« Les révolutions arabes nous ont appris une chose : quand les projets ne sont pas planifiés, même les meilleurs événements pour un peuple peuvent se transformer en sources de frustration. Alors, planifions », conclut M. Bchir.
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