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La chouette de Minerve est fatiguée

La chouette de Minerve est fatiguée

© Edouard Caupeil

D’un siècle l’autre de Régis Debray, Gallimard, 2020, 304 p.

La philosophie ne conduit pas nécessairement à la modestie. Campé dans sa position de vieux sage tout en haut de l’Olympe des idées, en compagnie de ses chers maîtres grecs et latins qui le tiennent éveillé, revenu de sa fréquentation des princes, Fidel Castro, Che Guevara, François Mitterrand, parmi d’autres, des charges et des honneurs, Régis Debray n’en a cure. Il se cite, se congratule, s’entretient de lui-même, semble parfois s’étonner d’avoir eu si souvent raison, et si tôt, sur tant de sujets qui font l’actualité. Mais tournons vite ces pages d’autosatisfaction pour retrouver le franc-tireur, celui qui se définit comme « un coureur de brousse ». Celui qui nous intéresse, souvent nous passionne.

D’un siècle l’autre est un essai mélancolique sur le temps qui passe, sur les échecs d’une vie longtemps consacrée à la transformation du monde, comme l’exhortait Karl Marx, et sur ce sentiment, qui étreint les grands personnages au soir de leur vie, d’avoir, comme l’a si bien exprimé l’immense Bolivar, le père des indépendances sud-américaines, « labouré la mer ».

Dès les premières pages, Debray convoque la chouette de Minerve, déesse grecque de la sagesse et protectrice des philosophes qui, nous rappelle Hegel, prend son envol au crépuscule, soit au moment où le monde de l’action s’arrête et où l’esprit prend conscience de ses propres limites : « Heureuse coïncidence, c’est là où j’en suis. Ce volatile, juste avant la nuit, nous prête sa vue plongeante sur l’enfilade des hasards qui nous a fait grandir. On peut alors rembobiner le film et discerner comme une courbe reliant nos saisons l’une à l’autre. Pardon pour l’outrecuidance mais il m’a semblé que la parabole d’un “intellectuel” français, ayant connu plus d’un pays et quelques écarts de conduite, pouvait (…) contribuer à la cartographie d’une époque très bousculée, sous le choc d’un glissement de terrain digne de considération. »

Ce « glissement de terrain », c’est le passage d’un siècle à l’autre. Et c’est un « privilège » que de voir « mourir un monde et en naître un nouveau ». Debray l’accompagne de cette prédiction : si l’ancien monde était américain, le nouveau sera asiatique. S’ajoute, écrit-il, cette « singulière expérience : avoir vu en fondu enchaîné la transition d’une religion séculière de l’Histoire à un culte religieux de la nature, d’une société qui se cachait la mort à une autre, la même, qui doit s’en accommoder, mais aussi de la lettre au tweet, du campagnard au périurbain, de l’industrie aux services, du transistor au Smartphone (…), de l’Histoire pour tous à chacun sa mémoire, de la domination masculine à l’ascension féminine, d’un moment où la politique était presque tout et l’économie peu de choses à un autre où l’économie est tout et la politique presque rien. »

Régis Debray revient évidemment sur ses pérégrinations hasardeuses dans les maquis boliviens sur les pas de Che Guevara et sa condamnation à une longue période de captivité. C’est sa singularité : il est le seul intellectuel français, après ceux qui ont traversé la guerre 1940-1945 et la Résistance, à avoir connu l’épreuve du feu. Qu’est-ce qui l’a fait prendre les armes, lui, l’élève surdoué qui avait un destin tout tracé vers les plus hautes sphères de l’intelligence ? L’appel de la révolution ? Sans doute mais pas tant que l’humiliation d’être né l’année où les Allemands ont défilé triomphalement sur les Champs-Elysées à Paris, salués par les képis de la police française.

Depuis, cette culture de guerre le fait regarder le monde différemment. Car l’homme qui sort de la geôle bolivienne est bien différent de celui qui y est entré : « Un long confinement peut rendre sensible à l’étrangeté des êtres et au génie des lieux, autant dire aux réalités géographiques. Quitte à renoncer à certaines idées reçues et trop confortables sur les frontières, la nation, la morale universelle et l’esprit libertaire. » Il ajoute : « L’apprenti parachuté que j’étais, et qui avait passé des mois dans un camp d’entraînement pour se retrouver peu lui importait où, (…), découvrit que chaque motte de terre a sa jalousie et que lui-même ne tombait pas du ciel (…). Le cri répété que j’entendais à travers les murs d’une caserne dans un bourg perdu, “Muera Debray”, me signalait ma qualité d’intrus. C’est le regard du Blanc qui fait le Noir, et l’antisémite, le Juif ? L’Indien m’a fait Gaulois. Tant mieux ou tant pis, je ne saurais dire. »

De cette époque date sans doute sa détestation des « intellectuels » qui ne se salissent jamais les mains et qu’il appelle « les casse-pieds professionnels » : « L’homélie militante me fait bâiller (…). Qui veut se colleter avec l’injustice ailleurs que dans un in-folio doit s’intéresser au potable, à l’irrigable et au navigable, au régime du vent et aux gués de la rivière, plutôt qu’aux spéculations sur le bonheur des peuples et les promesses de l’aube. »

Le révolutionnaire, qui n’avait de considération que pour l’histoire, découvre en prison les vertus de la géographie. D’où un retour vers l’ici : « Le dégoût de la taupinière nous entraîne au large vers d’improbables guerres de Troie, mais guerroyer n’efface pas Ithaque ni Pénélope. » Bien sûr, il y a de regrettables « ici nationalistes » mais, défend-il, « tout état normal a sa pathologie, on ne s’interdit pas l’usage de la morphine parce qu’il y a des morphinomanes ». Cet ici ne va pas sans le contre : « Un nous suppose un eux en face. Un collectif, pour persister dans l’être, doit s’identifier. S’identifier, c’est se démarquer. Se démarquer, c’est se confronter. Le vis-à-vis n’est pas esthétique mais polémique, et la coexistence, rarement un dîner de gala. D’où vient qu’on ne puisse rassembler sans diviser ni intégrer sans exclure, et qui veut éviter le conflit se détruit lui-même. Sans Barbares, point de Grecs. Sans Sarrasins, point d’Europe. Sans Baal, point de Yahvé. Sans judaïsme, pas de christianisme. Sans hindouisme, pas de bouddhisme, et ainsi de suite. Une idée-force tire sa force de s’élever contre une autre. » D’où ce constat terrible sur l’Union européenne : « Pas d’ennemi déclaré, donc mollassonne et aboulique. Qui n’a plus d’adversaire perd son tonus et jusqu’à sa raison d’être. »

D’un siècle l’autre déroule la « randonnée » d’un révolutionnaire devenu un « réactionnaire d’extrême-gauche » qui, arrivé au « terminus », constate que la chouette de Minerve est fatiguée. Elle a beaucoup volé. Mais, au final, qu’est-ce qui changé ? « On se le demande. Le Sud a perdu face au Nord, les riches ont gagné partout la lutte de classes, l’Occident a toujours aux yeux du monde le visage de l’Empire où les Noirs se font tabasser (…), la démocratie des individus, à domicile, a eu raison de la République, l’Europe est un relevé de comptes et les comptables ont renvoyé les conteurs à la maison. Les chrétiens d’Orient sont chassés d’Orient, Haïti demeure à l’abandon, et il n’y a pas eu de Québec libre. »

Sur la liste des regrets, le plus singulier est celui d’avoir choisi la philo plutôt que le cinéma. Car, la première, assène-t-il, « ne chante pas. Elle ne vibre pas. Elle ignore le frisson, le songe et le murmure. Les élucubrations des écrivants ne m’ont jamais remué comme le font les images et les gens d’images », que ce soit la Crucifixion du Tintoret ou la dernière séquence des Parapluies de Cherbourg. D’où cette amère conclusion : « Vouloir agir sur les esprits par des mots n’est pas un projet sensé. Aucun discours ne tient devant une belle toile ou un grand film, qui font plus et mieux qu’élucider : ils émeuvent. Ce sont eux qui passent intacts d’un siècle à l’autre, pour la simple raison qu’ils peuvent nous prendre à la gorge. »

D’un siècle l’autre de Régis Debray, Gallimard, 2020, 304 p.La philosophie ne conduit pas nécessairement à la modestie. Campé dans sa position de vieux sage tout en haut de l’Olympe des idées, en compagnie de ses chers maîtres grecs et latins qui le tiennent éveillé, revenu de sa fréquentation des princes, Fidel Castro, Che Guevara, François Mitterrand, parmi d’autres, des...

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