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Transsexualité : lorsqu’on est prisonnier de son corps - Enquête

Transsexualité : lorsqu’on est prisonnier de son corps

Enfermés dans un corps qu'ils rejettent, les transsexuels vivent marginalisés, dans une société qui refuse tout ce qui n'est pas « normal ». Agressés, ridiculisés, abusés sexuellement et déprimés, ils mènent une bataille sur un double front pour vivre en harmonie avec leur « nature » ou leur « genre », d'une part, et se faire accepter comme des « êtres humains à part entière », d'autre part.

Randa: «Au Liban, une personne transsexuelle rime avec pute. On lui ôte toute son humanité et on réduit sa condition à un objet sexuel.»  Joseph Eid/AFP

«Pourquoi ne suis-je pas né comme ma sœur? Nous ne sommes pas semblables! Pourquoi ne suis-je pas une fille?» Dans une cour d'école en Algérie, un garçon de six ans fait les cent pas, malheureux. Lui, qui avait connu une enfance «protégée» et «dorée», vient d'accuser un immense choc. Un groupe de fillettes vient de le traiter de «garçon». Pourtant, il est convaincu qu'il ne l'est pas. «Si je ne suis pas une fille, que suis-je alors?»
Ces interrogations, formulées par ce petit garçon algérien aujourd'hui adulte prénommé Randa, sont celles que se posent plusieurs milliers d'hommes et de femmes dans le monde, dits transsexuels. Ils sont convaincus qu'ils/elles sont prisonniers(ères) du mauvais corps. «La transsexualité est différente de l'homosexualité, explique Karine Nassar, psychologue clinicienne, psychothérapeute et conseillère au Clemenceau Medical Center. La transsexualité est liée à l'identité de genre, alors que l'homosexualité est une orientation sexuelle. Ainsi, les transsexuels sont des femmes qui se disent enfermées dans le corps d'un homme, et vice versa.»
«L'identité de genre est plus problématique chez l'homme que chez la femme, poursuit Karine Nassar. La prévalence du transsexualisme varie selon les pays et les cultures. Selon les publications, elle varie entre 1 pour 12000 et 1 pour 37000 chez les hommes souhaitant devenir une femme, et entre 1 pour 30000 et 1 pour 100000 chez les femmes souhaitant devenir un homme. Le transsexualisme masculin est trois fois plus répandu que celui féminin.»
Et d'ajouter: «Dans le cas de transsexualisme masculin, les garçons vont dès leur bas âge avoir des comportements de filles et sentir qu'ils le sont. Mais il ne faut pas tomber dans le piège de l'exagération et étiqueter un garçon qui joue avec une poupée en affirmant qu'il grandira pour devenir transsexuel ou homosexuel. Il s'agit en fait d'une identité de genre qui sera accentuée à l'adolescence, celle-ci constituant une période très critique pour tout un chacun et sous-entendant un changement dans le corps et dans la découverte de la sexualité. Donc, à l'adolescence, le transsexuel ne va pas se sentir viril ni homme. Il va s'ancrer encore plus dans cette identité de genre et vivre comme étant une femme. Il refuse son sexe. Il vit mal son changement corporel avec la poussée des poils et la masculinisation de ses formes. Il ne reconnaît plus son corps qui d'ailleurs le fait souffrir.»

Abandonné par Dieu
Randa n'a pas échappé à cette souffrance. «C'est lorsque j'ai découvert que je n'étais pas une fille que mes problèmes ont commencé, raconte-t-il. Tant que j'étais à la maison, mes parents n'accordaient pas d'importance à mes comportements "de fille". Mon père a commencé à instaurer des règles, lorsqu'il a constaté que les gens me prenaient vraiment pour une fille. Il voulait que je sois un garçon. J'ai essayé de résister. Mais comment un enfant de six ans peut-il le faire?»
La souffrance de ce garçon était telle qu'il ne savait pas quoi faire ni penser. «J'avais neuf ans lorsque ma mère est venue un jour m'apprendre une prière, en me disant que si je la récitais, Dieu exaucerait tous mes vœux, se souvient Randa. Pendant presque une année, je la récitais tous les soirs, demandant à Dieu d'être une fille. Tous les matins, au réveil, je glissais ma main dans mon slip pour voir s'Il m'avait entendu. Tous les matins, j'accusais une déception et espérais voir le miracle s'accomplir le jour qui suivra. Ce jour n'est jamais arrivé. À l'époque, j'ai vécu cela comme un abandon de Dieu. J'étais convaincu que même Lui ne voulait pas de moi. C'est alors que j'ai commencé à changer. Une dépression s'est petit à petit installée. De la fillette joyeuse que j'étais, je me suis transformé en un petit garçon triste et fade.»
«Les transsexuels sont des personnes qui peuvent être très dépressives parce qu'elles découvrent dès leur bas âge qu'elles vivent dans le mauvais corps, explique Sharon Gorman, spécialiste dans la thérapie cognitive et comportementale, exerçant à Bahreïn. Cette situation engendre des conflits et influe sur leurs décisions. Souvent, elles se marient pour se cacher et mènent une vie traumatisante dans leur monde intérieur.»
Se basant sur son expérience auprès des transsexuels, Sharon Gorman indique que ces derniers «sont conscients de leur identité de genre et qu'ils veulent être ce qu'ils pensent être». En ce qui concerne l'éducation et le rôle des parents dans l'apparition de cette condition, elle fait remarquer qu'«on ne peut pas rendre une personne homosexuelle ni la pousser à croire qu'elle vit dans le mauvais corps». «Les parents jouent par contre un rôle de répression en interdisant à leur enfant de se comporter en tant que fille s'il est un garçon ou vice versa, ajoute-t-elle. Cette attitude parentale crée une confusion chez l'enfant qui développe son propre monde interne vers lequel il fuit. Et c'est une condition extrêmement complexe.»

Marié de force
C'est le cas de Randa qui, malgré l'agression morale et physique qu'il a subie (il se faisait tabasser à l'école et a été violé à deux reprises à l'âge adulte), a décidé de se réfugier une fois de plus dans la religion, «implorant Dieu de me faire soit garçon, soit fille, parce que je ne pouvais plus supporter cette situation de ni fille ni garçon». «Je me suis isolé pendant près de neuf mois à lire le Coran et à aller prier à la mosquée, ajoute-t-il. Mais là-bas aussi, les gens me draguaient. Même l'assistant de l'imam a voulu coucher avec moi. Je me suis alors éloigné de Dieu, convaincu que du côté de la religion, je n'aboutirais à rien.»
Et de préciser: «Je suis né après la guerre de libération de l'Algérie. À l'époque - aujourd'hui encore -, la société algérienne était profondément ancrée dans les valeurs de l'honneur et de la masculinité. Tout ce qui est féminin disparaissait dans cet océan de machisme. Du coup, un garçon qui se prend pour une fille n'avait pas sa place.»
Des années plus tard, Randa a été forcé de se marier à sa cousine. «Étant personnellement malheureux, je me suis engagé à faire le bonheur de cette fille, confie-t-il. Pour pouvoir coucher avec elle, je prenais des médicaments, je faisais un immense travail mental pour me projeter ailleurs et je finissais par simuler l'orgasme.»
Randa ne voulait pas d'enfants. Mais une fois de plus, les parents sont intervenus. Sa «femme» a ainsi eu «une fille décédée deux mois et demi après sa naissance, suite à une bronchiolite qui s'est compliquée par une pneumonie». Pour lui, il s'agissait d'un signe de Dieu pour «arrêter la mascarade». «J'ai alors proposé à ma femme de divorcer et de lui léguer tous mes biens puisqu'en Algérie, une femme divorcée n'a aucun statut, indique-t-il. Elle a refusé. Elle voulait un autre enfant. Lorsque mon fils est né, je lui ai tout avoué, mais elle ne voulait rien entendre. Elle voulait garder la couverture sociale. Pendant trois ans, nous sommes restés donc sous le même toit, vivant chacun dans une aile différente de la maison. Entre-temps, j'ai entamé le processus de transition par une hormonothérapie. Je lui avais alors proposé de liquider tous nos biens et d'aller vivre en Europe où chacun de nous pourrait refaire sa vie tout en étant présents pour notre fils. À ma grande surprise, elle a été tout raconter à mes parents. Puis un jour, mon beau-frère est venu me voir pour me dire que si mon affaire éclatait au grand jour, mes trois sœurs seraient toutes répudiées par leurs maris.»
Au cours de cette même période, Randa avait créé un blog pour la communauté LGBT (lesbienne, gay, bisexuelle et transsexuelle) en Algérie qui a eu tellement d'ampleur qu'il s'est transformé en un groupe de soutien pour cette communauté. Baptisé Abou Nawas, il «commençait à toucher au régime», ce qui a valu à Randa des menaces de mort, «sachant que la Sûreté générale en Algérie avait un dossier sur mon cas». «Suite aux menaces proférées contre ma personne et craignant pour mes sœurs et mon fils, j'ai dû quitter l'Algérie dans la précipitation et me réfugier au Liban, confie-t-il. Mais avant de partir, j'ai fait une procuration de tous mes biens à ma femme.»

Comme une chrysalide
Depuis deux ans qu'elle est au Liban, Randa n'a pas eu de nouvelles de sa famille. «C'est mon fils qui me manque le plus, précise cette transsexuelle, qui a tenté à plusieurs reprises de mettre fin à sa vie. J'ignore ce qu'on lui raconte à mon sujet.»
Sur son séjour à Beyrouth, Randa déplore l'intolérance de la société libanaise et la discrimination dont sont victimes les transsexuels et toute la communauté LGBT. «Au Liban, une personne transsexuelle rime avec pute, constate celle qui maintenant a quasiment l'apparence d'une femme. On lui ôte toute son humanité et on réduit sa condition à un objet sexuel. De plus, je ne peux pas trouver un emploi parce que je suis transsexuelle. On me l'a dit clairement. Et si je trouve un travail, c'est de la pure exploitation pour un salaire de misère!»
Randa a fait une demande d'asile en Europe. Elle poursuit son hormonothérapie dans l'attente de subir l'opération chirurgicale qui la transformera définitivement en femme.
Tous les transsexuels ne souhaitent pas aller jusqu'au bout du processus de transition, note Sharon Gorman. «Certains désirent trouver un moyen de s'adapter sans avoir recours à la chirurgie, dit-elle. Ils peuvent ainsi désirer avoir des seins, dans le cas des hommes qui veulent devenir des femmes, mais ils peuvent aussi souhaiter garder leurs organes génitaux mâles. Il ne s'agit pas là d'une situation sexuelle, mais de la volonté d'être la personne qu'ils pensent être. Par ailleurs, certains ne peuvent pas aller jusqu'au bout faute de ressources financières, d'aide et de soutien. Dans certains cas, ce sentiment d'être pris au piège dans le mauvais corps peut entraîner de sévères dépressions et mener au suicide.»
Mais pour entamer un processus de transformation, «une thérapie en moyenne de deux ans est nécessaire avant de donner le feu vert pour les traitements, pour s'assurer que c'est ce que veut réellement le transsexuel», souligne Sharon Gorman. «Au cours de cette période, on le pousse à aborder le problème avec sa famille», ajoute-t-elle, précisant que la prise en charge est nécessairement multidisciplinaire.
Elle note par ailleurs que certains transsexuels risquent de regretter l'opération, «d'où l'importance de bien gérer leurs attentes». «C'est la raison pour laquelle nous ralentissons le processus de transformation pour que nous soyons sûrs et pour que le patient soit lui aussi sûr que c'est ce qu'il veut vraiment, insiste-t-elle. Mais je dois dire que la majorité des transsexuels sont généralement satisfaits. Ils sentent que leur vie a plus de sens. Ce sont des hommes et des femmes qui sont libérés sur les plans psychologique et émotionnel d'une condition qu'ils décrivaient comme une chambre de torture.»
Telle est la situation de Randa. «Lorsque j'ai décidé d'entamer la transformation, je me suis dit que j'avais le choix entre le suicide ou l'opportunité d'essayer de devenir celle que je voulais, déclare-t-elle. J'ai opté pour la seconde solution, au risque d'être tuée dans mon pays. Mais au moins j'aurais essayé.»
Les premiers mois étaient difficiles, l'hormonothérapie agissant sur la libido et le moral qui baissent. «Mais j'étais contente, affirme Randa. Je sentais que j'étais une chrysalide en voie d'éclosion. J'attendais le changement.» Celui-ci s'est opéré un an après le début du traitement. Randa qui, pendant six ans, avait refusé d'allumer la lampe dans sa salle de bains parce qu'elle rejetait ce corps qui ne lui appartenait pas, confie que depuis, «je me regarde dans le miroir avec étonnement et satisfaction». «Je suis heureuse de mon nouveau corps, affirme-t-elle. Je sais qu'il y a des risques au traitement comme le cancer du sein... Mais je m'en fous. Je suis une femme!»
«Pourquoi ne suis-je pas né comme ma sœur? Nous ne sommes pas semblables! Pourquoi ne suis-je pas une fille?» Dans une cour d'école en Algérie, un garçon de six ans fait les cent pas, malheureux. Lui, qui avait connu une enfance «protégée» et «dorée», vient d'accuser un immense choc. Un groupe de fillettes vient de le traiter de «garçon». Pourtant, il est convaincu qu'il ne l'est...