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Culture - Impressions du festival d’Avignon 2016

Le monde tel qu’il (ne) va (pas)

Le rideau est tombé sur la 70e édition du festival d'Avignon. Édition légèrement resserrée cette année pour des raisons budgétaires, mais ô combien riche en propositions. Entre le 6 et le 24 juillet furent présentés une soixantaine de spectacles, deux expositions et une quantité de rencontres thématiques professionnelles ou publiques, le tout sans parler du festival parallèle, le Off Avignon, avec son lot impressionnant de spectacles (près de 1500), qui finira le 30 juillet.
Ce qui frappe d'emblée dans la programmation d'Olivier Py, directeur du festival, c'est son ouverture au monde. Outre la sélection française elle-même tournée vers l'ailleurs, il y avait une kyrielle de spectacles venant de Belgique, de Suède, de Suisse, du Chili, de Lituanie, d'Espagne, de Russie, du Canada, de Grèce, d'Israël, d'Iran, de Syrie, du Liban, ces derniers pays dans le cadre d'un focus sur le Moyen-Orient, donnés dans leur langue d'origine, avec un système de surtitrage désormais rodé. Une autre caractéristique de cette programmation réside dans la part belle qu'elle laisse à des artistes pour la plupart inconnus et dont c'est la première apparition en France (tel le Libanais Ali Chahrour, par exemple).

Caisse de résonance
Cette présence massive de spectacles internationaux a fait d'Avignon une caisse de résonance des préoccupations de notre monde, une sorte de sismographe des soubresauts qu'il subit et de leurs conséquences sur le plan politique, social, ou tout simplement individuel. Jamais autant que cette année on n'aura vu un aussi grand nombre d'acteurs (ou de danseurs) en position couchée au sol. Exorcisation des images des attentats aveugles qui endeuillent nos espaces publics et intimes? Représentation consciente ou non de la peur qui hante corps et esprits? Électrochoc pour une prise de conscience des enjeux politiques en cours? Toujours est-il que la violence de notre monde actuel (guerres, attentats, migration, radicalisation...) semblait être une sorte de base continue aux œuvres présentées, leur donnant à la fois sens et constituant une sorte de fil conducteur entre elles.
La tonalité en fut donnée d'entrée de jeu, dès la soirée d'ouverture, dans cette magnifique cour d'honneur du palais des Papes, avec Les Damnés. Une adaptation du scénario du célèbre film de Visconti, par Ivo Van Hove, metteur en scène belge flamand (sans doute l'un des plus innovants de la scène actuelle), avec la troupe de la Comédie-Française qui opérait un come-back à Avignon après 23 années d'absence. On se souvient de cette famille d'industriels allemands qui ont pactisé avec le fascisme jusqu'à s'entre-dévorer. Mais Van Hove réussit à nous faire oublier le film grâce à un entrelacs d'images scéniques et vidéos d'une fulgurance douloureuse (inoubliable scène de la Nuit des longs couteaux), le tout baigné d'une musique live interprétée par quatre musiciens. La représentation terminée, nous sommes restés quelques secondes sans réaction, sans voix, tétanisés, comme morts. Ne venons-nous pas d'être assassinés ? En effet, pour l'image finale de son spectacle, Van Hove a débarrassé l'héritier de la famille de tous ses vêtements, l'a « habillé » d'une mitrailleuse et lui a fait tirer en direction du public, dans une lumière psychédélique. Van Hove nous a offert là un spectacle d'une puissance tout à fait exemplaire d'un théâtre politique mûr et d'envergure (on a rarement vu les acteurs du français électrisés à ce degré). À noter que ce spectacle sera repris à la Comédie-Française dès la rentrée.

Tristesses dénonciatrices
Les compromissions entre extrême droite et capitalisme, nous les retrouvons dans un autre spectacle très personnel, onirique, Tristesses. Mis en scène par une Belge également, Anne Cécile Vandalem, il fut considéré par un certain nombre de critiques comme la révélation du festival. Pourtant, la lecture un peu trop binaire des événements et des personnages, le jeu un poil hystérique, conféraient au travail une dimension trop dénonciatrice pour être vraiment politique.
Le 20 novembre, du Suédois Lars Noren, aborde sans détour une question lancinante aujourd'hui: le meurtre collectif. Un terroriste de dix-huit ans expose son projet d'attentat contre une école (la sienne) pour tuer le plus de personnes possible. Sophia Jupither, compatriote de Noren, a mis en scène ce texte de façon très subtile avec une caméra vidéo en partenaire de jeu (à noter la présence de la vidéo dans la plupart des propositions du festival). À l'inverse, la même Sophia Jupither a monté de façon drôle et enlevée son autre spectacle au festival: Tigern de Gianina Carbonariu. Fable allégorique sur la Roumanie d'aujourd'hui à travers une enquête sur un tigre échappé du zoo et abattu. Interprétée par 5 formidables acteurs suédois, qui jouent tous les personnages de la pièce, animaux du zoo compris, la pièce montre de façon détournée et enjouée les travers d'une société malade.
Soubresauts de l'époque aussi dans deux spectacles très particuliers. L'un, 2666, qui traite frontalement la question du féminicide, est un marathon d'une durée de douze heures, adaptation du chef-d'œuvre du romancier chilien Roberto Balano par le jeune Julien Gosselin, une révélation du festival il y a deux ans. Avec un talent fou, Gosselin ne recule devant aucune audace formelle, ni aucune technique, pour dynamiser la scène et tenir le fil de la narration. L'autre, Het Land Not, par le collectif belge FC Bergman. Remarquable spectacle où humour et émotion se côtoient sans la moindre parole, et où nous sommes transposés dans la salle Rubens du musée d'Anvers, une salle qui ne tardera pas à (littéralement) exploser, laissant voir la pluie au-dehors (référence à peine voilée à l'admirable roman de Dona Tartt, Le Chardonneret).

Politique, raretés et ratés...
Les deux spectacles de Ali Chahrour, Fatmeh et Leïla se meurt, dominaient la sélection venue du Moyen-Orient. Le chorégraphe libanais puise sa matière dans le rituel des morts chiites, allant jusqu'à le convoquer, l'incorporer, comme pour mieux s'en libérer. Ses deux propositions, superbement interprétées, frappent par leur rigueur et leur précision et laissent une sensation de profond malaise qui fait du bien à côté de certains spectacles de pure bonne conscience du festival. Comme par exemple Alors que j'attendais du Syrien Mohammad al-Attar, dans la mise en scène de Omar Abi Saada. Un jeune homme dans le coma, après une arrestation musclée, assiste aux visites que lui rendent sa mère, sa sœur et son ami poète. La pièce trop cousue de fil blanc, le jeu hyperdramatique des acteurs (façon dramatique télé) empêchent le spectacle de se hisser à la dimension politique à laquelle il prétend. Ce à quoi parvient en revanche Hearing de l'Iranien Amir Reza Koohestani. Avec une économie exemplaire de moyens (mais la vidéo est là, bien sûr), à travers un dispositif narratif très simple: l'interrogatoire, il parvient à nous immerger dans l'enfer de l'enfermement idéologique.
Politique, oui, l'édition l'aura été de bout en bout. Avec ses ratés (forcément) et aussi ses raretés, tel ce spectacle chilien, La dictadura de lo cool, une irrévérence théâtrale des plus joyeuses et des plus inventives par un collectif qui veut en découdre avec la mollesse des bobos (dont le collectif se réclame sans vergogne). Tel aussi Babel de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, dont nous n'oublierons pas de sitôt les jeux des corps et des cubes qui retracent le calvaire des migrants.
Ce qui est formidable avec le festival d'Avignon, c'est aussi sa force d'attraction. La profession en entier s'y retrouve ainsi que de très nombreux professionnels étrangers, et le public bien sûr, venu cette année plus nombreux encore, puisque le taux de remplissage a atteint les 95 % de la jauge. Qui dit ou fait mieux ? L'année prochaine, l'Afrique subsaharienne est à l'honneur. N'importe comment, nous y serons.

*Metteur en scène et écrivain franco-libanais.

 

 

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