Rechercher
Rechercher

Liban - Interview

Amine Gemayel : Avec la Maison du futur, nous étions Google avant Google

La Maison du futur, centre de documentation et de recherche créé au milieu des années 70 par le président Amine Gemayel, prend un nouveau départ en s'installant dans le cadre enchanteur d'un sérail situé à Bickfaya. À la veille de la soirée organisée aujourd'hui pour marquer ce coup d'envoi, l'ancien chef d'État expose à « L'Orient-Le Jour » l'historique et les nouvelles perspectives de cette institution.

C’est dans ce cadre enchanteur que la Maison du futur prend un nouveau départ.

Autre temps, autre lieu, mais un même rêve que poursuit avec détermination le président Amine Gemayel, en recréant de nouveau et contre vents et marées, la « Maison du futur », le centre de documentation et de recherche, une institution à but non lucratif, déclarée d'intérêt public. Ne cachant pas qu'il « se réinvente chaque jour malgré l'épreuve », il refuse d'abdiquer. « À mon âge, ce n'est pas facile de recommencer. Je refuse de baisser les bras, de donner aux forces du mal ce grand privilège d'avoir emporté la victoire sur ces belles réalisations, sur cet engagement envers un Liban universel. » Comment réaliser un objectif fixé au XXe siècle, pour le reprendre au XXIe siècle ?
Le monde a changé, depuis. Les bouleversements politiques et les développements technologiques font partie des défis qui attendent la nouvelle Maison du futur. En 1976, il n'y avait ni Google ni Internet. « Nous étions Google avant Google, Internet avant l'Internet. » Ce que la « Maison du futur », située alors à Naccache, avait rassemblé représente toujours une source précieuse de données sur la guerre du Liban, le Moyen-Orient et la question palestinienne. Certaines archives ont échappé « à la pâture des bandes armées ». Qu'est-il advenu de ce patrimoine d'informations colossal ? Quelle vision pour la nouvelle « Maison du futur » à Bickfaya ? Dans une interview exclusive accordée à L'Orient-Le Jour qui paraît le jour du lancement de ce centre dans ses nouveaux locaux, le président Amine Gemayel raconte, sans ambages, l'histoire de sa création, son évolution, ses réalisations, ses publications, ainsi que de sa mise à sac.

Recommencer ? Ce rêve entrepris au XXe siècle, à Naccache, pourra-t-il être réalisé au XXIe siècle, à Bickfaya ?
C'est mon inquiétude sur l'avenir du Liban qui me pousse à persévérer dans le sens de la réflexion et de la recherche fondamentale. J'ai toujours été très attentif aux dangers qui guettent le Liban. Déjà depuis le début de la guerre des années 70, j'avais réalisé que les Libanais étaient prisonniers d'une logique stratégique régionale qui menaçait notre souveraineté, la raison d'être du Liban et son tissu social en entier ; et en même temps, en ma qualité de député du Metn, j'étais moi-même catapulté sur les premières lignes des fronts militaires du fait des batailles qui s'y déroulaient entre les habitants et les miliciens des camps palestiniens qui s'étaient transformés en bastions militaires, hostiles à leur environnement ; comme par exemple, les camps de Tell el-Zaatar et celui de Nabaa, de triste mémoire.
Il fallait accompagner cette action militaire par une réflexion stratégique sur les tenants et aboutissants de cette guerre qui nous fut imposée. C'est ainsi qu'ont débuté en 1974 les réunions de réflexion stratégiques, dans un petit bureau à proximité de ma permanence de député à Jdeideh. Ces réunions se sont développées et ont donné naissance, un an plus tard, à une structure plus élaborée.

Inspiration du CDU allemand

Quelle était votre source d'inspiration ?
L'idée de la Maison du futur m'est venue à l'occasion d'un voyage en Allemagne dans les années 60, lors d'un congrès universitaire organisé par les étudiants du Parti démocrate chrétien (CDU) à Bonn, au Haus der Zukunst, qui signifie la Maison du futur, un centre de réflexion fondamentale. Je m'en suis inspiré pour créer notre Maison du futur (Mdf).

Comment s'est passé le démarrage ? Quelles ont été les réalisations ?
La Maison du futur avait provoqué à cette époque un grand enthousiasme et attiré une foule de bénévoles et de volontaires de tous bords. Raoul Vernet a conçu une architecture avant-gardiste pour habiller un vieux bâtiment, Gaby Rayess avait offert l'ascenseur, Joe Keyrouz une partie des meubles, Gaby Jabre a contribué au financement des ordinateurs, etc... Walid Akl et Abdel Rahmane el-Bacha étaient régulièrement invités à la Mdf et ils ont offert un superbe concert de piano à quatre mains dans les jardins de la Maison du futur. Le plus bel hymne libanais qui ait jamais été joué est celui de Walid Akl et Abdel Rahmane Bacha, à l'occasion de ce concert. Sainte Mère Teresa y a donné une conférence... et j'en passe.

« Nous avons institué le système intranet »

L'héritage du passé constitue un riche patrimoine. La Maison du futur était-elle à l'avant-garde de la technologie, de la documentation et de l'édition ?
Au fur et à mesure, des sections se composaient. Nous avons débuté avec la documentation et les archives. La Mdf était avant-gardiste dans ce domaine. Les gens pourraient prendre cela pour de la prétention, mais nous étions Google avant Google ! Nous faisions manuellement le travail de la technologie moderne. Nous étions Internet avant l'Internet !
La MdF était connectée à la plupart des universités américaines pour leur fournir la documentation sur tout ce qui couvre médiatiquement le Liban, le Moyen-Orient et la question palestinienne. La somme des informations recueillies était éditée dans la revue trimestrielle, de 600 pages environ, en trois langues, totalement informatisée : Panorama de l'actualité, Haliyyat. Cette revue reste encore aujourd'hui une référence pour les chercheurs sur la guerre du Liban, le Moyen-Orient et la question palestinienne. La Maison du futur a édité aussi de nombreux ouvrages dont notamment Political Violence, un livre de référence de 1 000 pages, sur le terrorisme, en deux versions : anglaise et arabe, et un autre ouvrage chronologique exhaustif, de 1 000 pages, sur les relations libano-syriennes, – de 1943, date de l'indépendance du Liban jusqu'en 1987 –, sans compter d'autres ouvrages qui ont été réédités plusieurs fois.
Durant mon mandat présidentiel, mon bureau était connecté directement, en temps réel, à la banque de données de la Maison du futur.
La Maison du futur comprenait aussi : l'Institut d'études stratégiques pour la paix, (IESP), le Centre d'accueil qui assurait la restauration et le logement des conférenciers en visite au Liban. L'audiovisuel était aussi à l'avant-garde avec une salle polyvalente équipée pour la traduction simultanée. Le Centre de documentation et de recherche (CEDRE) ; la maison d'édition ; le centre Informatique (ID) ; ainsi que des comités ad hoc.

 

« 1989 : La Maison du futur jetée en pâture »

Que s'est-il passé en 1988 ?
J'avais pu préserver le caractère non partisan et non confessionnel de la Maison du futur, qui était devenue un lieu de rencontre nationale. Son développement s'est poursuivi jusqu'à fin 1988, année de mon exil forcé du pays. Malheureusement, la lutte suicidaire et insensée des factions chrétiennes est venue à bout de l'institution, qui fut jetée en pâture, victime des luttes interchrétiennes qui sont venues à bout de cette réalisation d'avant-garde.

Qu'est-il advenu des archives et des données du patrimoine accumulées à la Maison du futur ?
Nous avons pu furtivement faire sortir le strict minimum : quelques disques informatiques ; quelques documents importants ; quelques manuscrits précieux de la bibliothèque ; etc... Le reste a été détruit ou volé. Cela fait mal au cœur que la masse de précieux microfilms, archives historiques, filmothèques et bibliothèques aient été détruits. Une barbarie inqualifiable, au nom de la cause !
J'ai quitté le pays sans regarder en arrière. J'ai continué ma route, d'une université américaine à une autre française. Je donnais des conférences ici et là, dans le sillage de mon action au sein de la Mdf.
J'étais au Center for International Affairs ou CFIA de l'Université de Harvard, puis à l'Université de Maryland à Washington. J'ai été aussi sollicité par l'Université de Sceaux, Paris IV, sciences politiques. Je suis resté dans la mouvance de la Maison du futur pendant les douze années de l'exil.
Dès mon retour au pays, en 2000, je me suis mis à réfléchir sur le meilleur moyen de remettre sur pied l'institution. J'ai sonné le ralliement de l'ancienne équipe, et bon nombre a répondu à l'appel. Puis la municipalité de Bickfaya a mis à notre disposition le local, un beau bâtiment classé du XVIIIe siècle. Comme toujours, des bénévoles et des volontaires, convaincus par cette belle aventure, ont contribué à mettre sur pied le projet. Et voilà qu'avant la fin du mois de mai, le navire va reprendre le large.

Plan Marshall pour le monde arabe

Quelle va être la structure de la Maison du futur ?
Nous avons gardé la même structure théorique. Mais nous ne pourrons pas la réaliser d'un seul coup. Nous partons de zéro, ce qui n'est pas évident. Nous essayons de rassembler les équipes nécessaires, ce qui n'est pas non plus facile. D'autant que nous fonctionnons avec les moyens de bord les plus élémentaires.

Comment définir le rôle et les grands objectifs de la nouvelle Maison du futur ?
Évidemment, les données, les défis et les échéances ont beaucoup évolué depuis les années 70, lors de la fondation de la Maison du futur. Ce qui nous importe en premier lieu, c'est évidemment la place du Liban sur l'échiquier régional. Comment préserver cette entité libanaise et comment préserver le rôle du Liban en tant qu'espace naturel de dialogue entre les civilisations et les cultures. C'est la raison d'être du Liban.
La Maison du futur doit accompagner aussi les grandes mutations et conflits dans la région dont nous faisons partie. La Mdf se penche sur un projet de Plan Marshall pour le monde arabe, axé notamment sur la bonne gouvernance (démocratie, alternance et transparence) ; l'éducation comme moyen de confronter la vague fondamentaliste ; et le développement économique et social.

Un think tank est une grande machine qui fait appel à des moyens politiques, financiers, humains, techniques, alliances et une coopération avec des institutions, organisations, gouvernement et universités. Quels sont les moyens pour y arriver ?
Nous avons établi des relations très développées avec un ensemble de centres dans le monde. Nous avons organisé l'an dernier à Washington une conférence conjointe avec le German Marshall Fund (GMF), autour du thème : « le Moyen-Orient après la tourmente ». D'autres conférences ont eu lieu, l'une en collaboration avec l'institution Konrad Adenauer Stifftung, à Beyrouth, autour de la liberté de la presse, et l'autre en collaboration avec le Nexus institute des Pays-Bas. Nous avons établi des partenariats avec un grand nombre de think tanks dans le monde.
La Maison du futur organise le 30 mai courant une conférence internationale sur le thème du nouveau Plan Marshall pour le Liban et le Moyen-Orient. Nous sommes déjà assurés de la participation d'éminents chercheurs des États-Unis, d'Allemagne, du Koweït, d'Égypte et bien sûr du Liban. Le programme détaillé sera rendu public très bientôt. Cette conférence est ouverte à tous les intéressés. Elle aura lieu au siège de la Mdf à Bickfaya.
D'autres événements sont prévus, ils seront annoncés le moment venu. Nous avons la foi dans ce que nous faisons et l'espoir de pouvoir réussir malgré les moyens limités et les circonstances difficiles dans lesquelles nous travaillons.

Seriez-vous prêt à vous réinventer ?
Me réinventer ? Mais je me réinvente chaque jour. Les défis auxquels je dois faire face sont énormes. L'épreuve est dure mais je refuse d'abdiquer. Ce combat pour un Liban souverain et libre, social et avant-gardiste vaut la peine d'être mené, et je le mènerai jusqu'au bout.
À mon âge, ce n'est pas du tout facile de recommencer. Je le fais quand même, je refuse de baisser les bras, de donner aux forces du mal ce grand privilège d'avoir remporté la victoire sur ces belles réalisations, sur cet engagement envers un Liban universel. Le sacrifice de Pierre, Antoine Ghanem et tous les autres martyrs du Liban m'inspirent et m'encouragent à persévérer.

 

Lire aussi
Débat sur le « choc des civilisations » autour du philosophe Rob Riemen à la Maison du Futur de Bickfaya

Autre temps, autre lieu, mais un même rêve que poursuit avec détermination le président Amine Gemayel, en recréant de nouveau et contre vents et marées, la « Maison du futur », le centre de documentation et de recherche, une institution à but non lucratif, déclarée d'intérêt public. Ne cachant pas qu'il « se réinvente chaque jour malgré l'épreuve », il refuse d'abdiquer....

commentaires (2)

immense réalisation à l'actif du président Amine Gemayel, dans la lignée du visionnaire Maurice Gemayel. Au Liban le débat des idées et les recherches objectives devraient accompagner ,le débat politique souvent subjectif et à court terme. Pour pouvoir construire un projet culturel, politique et social à long terme, la vision doit encadrer l'action. L'entrevue est magistrale: lucide, limpide, articulée et authentique. Nos vœux de pleine réussite en mémoire des martyrs des kataêb et du Liban.

Bahjat RIZK

09 h 18, le 15 mai 2015

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • immense réalisation à l'actif du président Amine Gemayel, dans la lignée du visionnaire Maurice Gemayel. Au Liban le débat des idées et les recherches objectives devraient accompagner ,le débat politique souvent subjectif et à court terme. Pour pouvoir construire un projet culturel, politique et social à long terme, la vision doit encadrer l'action. L'entrevue est magistrale: lucide, limpide, articulée et authentique. Nos vœux de pleine réussite en mémoire des martyrs des kataêb et du Liban.

    Bahjat RIZK

    09 h 18, le 15 mai 2015

  • Triste de voir que ce Liban souverain et libre, social et avant-gardiste est devenu presque une utopie ,justement à cause des chrétiens qui ne s'entendent plus depuis 1988 , mais bon courage pour la Maison du futur .

    Sabbagha Antoine

    08 h 00, le 15 mai 2015

Retour en haut