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Nos Lecteurs ont la Parole - Antoine MESSARRA

II.- Culture de résistance face à des effets pervers du progrès

Où en est la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh (Fal) vingt ans après la Déclaration de Barcelone? La table ronde organisée à Essaouira (Maroc) permet de dégager un état des lieux et des perspectives d'action pour l'avenir de la fondation (voir L'Orient-Le Jour du vendredi 27 février 2015).
L'état des lieux manifeste-t-il une régression ? L'Euro-Méditerranée est toujours en quête de stratégie, surtout sur le volet culturel.
Il y a d'abord un échec, celui des accords d'Oslo de 1994 qui devaient inaugurer un processus progressif de règlement du conflit israélo-arabe. Aujourd'hui, le dossier est objectivement mûr et mûri après plus d'un demi-siècle, mais le blocage est surtout mental. Un progrès se manifeste cependant quant à la reconnaissance par nombre de pays de l'État palestinien.
Quand on parle de culture et de dialogue interculturel, de quel dialogue s'agit-il et de quelle culture pour notre temps ?
Il faudra craindre l'idéologie du dialogue, la mode du dialogue, souvent exploité pour faire perdurer un conflit ou pour pratiquer le chantage face à des démocraties pacifistes et apeurées. Craindre aussi le dialogue « cosmétique », suivant l'expression d'André Azoulay, et la compromission. Il y a là le plus grand dilemme de notre temps. Il faudra pour cela revenir à la source héllénique du dialogue dans la pensée de Socrate, de Platon, de Cicéron...
Le dialogue (dialogus, dialogos) était une méthode pour la découverte commune d'une vérité entre des personnes de bonne volonté, fruit de l'écoute mutuelle, de l'échange et de la confrontation d'idées, et non d'intérêts pour des enjeux de pouvoir. Dans ce dernier cas, il s'agit plutôt de négociation ou de business, dans le sens le plus élevé. Le Menon est un dialogue de Platon dans lequel Menon et Socrate essaient de trouver la définition de la vertu, sa nature. Dans le dialogue de Socrate et Gorgias sur la rhétorique, le dialogue est un combat où il s'agit de rechercher la vérité.
Quelle culture, en outre, pour notre temps ? Une culture de résistance culturelle, de vigilance permanente face à des techniques sophistiquées qui exploitent toutes les sciences dites humaines et qui ne sont plus tellement humaines. Raymond Aron, prémonitoire, écrivait déjà en 1944 : « Les mythes, les religions seront désormais maniés scientifiquement par des élites cyniques » (L'homme contre les tyrans, Paris, éd. de la Maison française, 1944, 402 p., p. 21).
Les racines d'une conflictualité prolongée et explosive sont culturelles et, aujourd'hui, de plus en plus culturelles. Il s'agit de contrer des dérives et effets pervers du progrès, de la globalisation. Progrès indéniables, extraordinaires, exaltants, mais qui comportent des dérives, des effets pervers comme toute entreprise humaine.
Je m'arrêterai sur sept effets pervers :
1. L'individu contemporain : la libération croissante de l'individu entraîne la déliquescence du lien social, du sens du public, de ce qui fait société. Progrès considérable en matière de liberté et d'égalité..., mais sans fraternité ! Vivons-nous aujourd'hui dans une société dite liquide ?
2. L'État et son autorité : la démocratisation croissante et l'extension de l'État de droit s'accompagnent de l'instrumentalisation du droit et sa judiciarisation, et du recul du sens de l'autorité, en famille et ailleurs, et surtout de l'autorité de l'État, condition sine qua non pour qu'un pays soit gouvernable.
3. Les religions idéologiques : l'exploitation des religions en tant qu'idéologies de mobilisation s'étend et va de plus en plus s'étendre après le recul des idéologies d'autrefois. Les marchands du temple ont envahi et envahissent tous les temples. Le Coran s'élève, plus de vingt fois, contre les munâfiqoun (fourbes, imposteurs). Qui sont aujourd'hui les munâfiqoun ?
4. Le terrorisme : les guerres interétatiques étant révolues à la suite de l'armement nucléaire et sophistiqué, ce sont désormais des guerres par procuration qui se déploient, surtout dans de petites nations fragiles ou fragilisées, avec l'émergence d'organisations terroristes transétatiques et qui exploitent l'impuissance étatique et internationale.
5. Communication sans information ni relation : le progrès extraordinaire et exaltant des moyens de communication donne l'illusion de l'information et de la relation humaine. C'est alors la communication, sans relation, et l'illusion d'être informé. Des messages que nous recevons au quotidien ressemblent aux cancans et commérages d'autrefois et avant Gutenberg.
6. Une rationalité idiote : le progrès du savoir et de ses simplifications technologiques, que chacun peut constater et vivre dans la conduite de sa voiture et l'usage de son ordinateur, s'accompagne dans des problèmes humains d'explications simplistes, banalisantes et à court terme. On recherche alors des solutions techniques à des problèmes qui ne sont pas techniques, et même supratechniques, et qui relèvent des valeurs, des finalités et de considérations culturelles, de sens et de finalité.
7. La société civile marginalisée : les quatre forces en société, celles du politique, du capital, de l'intelligentsia et des médias, qui étaient autrefois distinctes et se contrôlaient mutuellement, se trouvent aujourd'hui coalisées en un bloc compact où des politiques détiennent le capital, sont propriétaires de médias et engagent des consultants et des experts. Comment donc la société civile peut-elle être désormais efficiente à travers une vision actualisée du politique ?
La Fal, dans une nouvelle phase, a de plus en plus besoin de « Penser avec les mains », suivant l'ouvrage ancien et fort actuel de Denis de Rougemont (1936), réflexion donc pragmatique, ciblée, actualisée, prospective, et porteuse d'espoir et de changement.

Antoine MESSARRA
Membre du Conseil constitutionnel, membre du Conseil consultatif de la Fal, chaire Unesco des religions comparées, USJ

Où en est la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh (Fal) vingt ans après la Déclaration de Barcelone? La table ronde organisée à Essaouira (Maroc) permet de dégager un état des lieux et des perspectives d'action pour l'avenir de la fondation (voir L'Orient-Le Jour du vendredi 27 février 2015).L'état des lieux manifeste-t-il une régression ? L'Euro-Méditerranée est toujours en...

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